LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - décembre 1873

[Début décembre 1873]

Ma chère maman,

J’ai passé chez Alphen1 une colle l’autre jour ; j’ai eu 19 ; maintenant j’ai reçu avant hier une carte pour la Chambre2 et j’ai eu la chance de tomber sur une séance très chique3. Je suis arrivé à 4 h et elle a duré jusqu’à 6 h. C’était l’interpellation sur la presse4. J’ai entendu trois discours très chics ; deux de Ricard5 et un de Gambetta6. Quant à Baragnon7 il n’a pas été trop nul dans son premier laïus et dans le second il a fait un four8 carabiné. En général ce sont tous de sacrés poseurs. Ricard se tape sur le ventre et se balade dans la tribune comme un ours dans sa cage ; Baragnon parle de l’influenfe dangereuse de la preffe9 en étendant ses bras en l’air et leur faisant décrire une sorte d’oscillation dans un plan horizontal ; puis il ferme les yeux avec componction et parle de son zèle pour les libertés publiques. Ricard et Gambetta parlent d’une voix posée, insinuante qui donne à leur laïus quelque chose de précis et de tranchant. Enfin comme chambard, cela ne laissait rien à désirer ; d’abord il y avait des personnalités échangées entre Ricard et Baragnon et puis entre Gambetta et Haentjens10. On dit que ces deux derniers se sont envoyés leurs témoins11. Il y avait à droite des types très chics principalement un banc où il y avait cinq espèces de paysans richards et bigots ; j’étais en train de me demander lequel était Martin d’Auray12. M. Billy m’a dit depuis que c’étaient Gavardie13, du Temple14 et d’autres. Buffet15 a agité 2K+1 fois sa sonnette ; il arrêtait toujours les orateurs de gauche et laissait aller ceux de droite. Il voulait empêcher Gambetta de monter à la tribune. Maintenant voici les principaux incidents de la séance. Je suis arrivé au milieu du premier discours de Ricard qui, après avoir montré que les actes du gouvernement n’étaient que la répétition de ceux de l’Empire, autrefois attaqué par de Broglie16, dit qu’il ne veut pas remonter si haut pour montrer ses palinodies17 et il lit deux discours de de Broglie et Baragnon ; entremêlés de tl à dr [tout le monde à droite]. Formant un effet splendide. Baragnon remonte et dit que s’il y a un moment cruel dans la vie c’est celui où il faut renoncer à ses illusions ; que ce sont les rép. [républicains] qui l’y ont forcé ; puis il attaque Ricard qui avait arrêté un type des commissions mixtes. Retour de Ricard qui fait ressortir la différence des deux attaques, se défend et en même temps rappelle à B. [Baragnon] sa circ. répub. [circulaire républicaine]. Buffet l’arrête. Retour de B. [Baragnon] qui cherche à défendre sa circ [circulaire] ; il dit : je ne suis pas le seul ; M. untel l’a signée ; je ne l’ai pas signée, répond une voix glapissante ; four ; il bafouille et s’arrête. Puis Gambetta monte à la tribune et veut défendre un officier qui avait écrit dans le Journal de Lyon ; la droite fait un chahut infernal ; néanmoins il se fait entendre ; Haentjens l’interrompt, puis monte à la tribune ; le chambard continue et il retourne à sa place grosjean comme devant18.

J’embrasse t le monde.

Henri

 


  1. Poincaré se trompe sur l’orthographe du nom. Il s’agit du mathématicien Georges Halphen. Celui-ci avait fait ses études à l’École polytechnique (promotion 1862). Poincaré et Halphen échangèrent quelques lettres au début des années 1881.

  2. Après la chute de Napoléon III, l’Assemblée nationale s’était installée d’abord à Bordeaux avant d’être déplacée à Versailles, où elle devait demeurer jusqu’en 1879.

  3. Chique : terme d’argot signifiant le suprême de l’élégance et de la perfection.

  4. En 1873 les tensions entre républicains et légitimistes étaient très vives. Le président de la République, Mac Mahon et son chef de gouvernement Albert de Broglie espéraient bien rétablir la monarchie et la tendance était à l’ordre moral, c’est-à-dire à l’encouragement des valeurs religieuses ; c’est par exemple dans ce contexte qu’avait été votée en juillet 1873 la construction de la balisilique du Sacré-Cœur en réparation des crimes de la Commune. Le gouvernement menait alors une politique farouchement anti-républicaine qui se traduisait notamment par l’interdiction des célébrations du 14 juillet, le retrait des bustes de Marianne dans certaines mairies, l’interdiction des enterrements civils et une censure très forte de la presse républicaine (qui disparut avec la loi sur la presse de juillet 1881). Le ton de la lettre, tout comme le récit des conflits avec les étudiants issus des institutions catholiques (voir les lettres précédentes sur l’affaire des postards et sur Emmanuel Ruault) confirment que Poincaré se rangeait volontiers dans le rang républicain. Cependant, loin d’être un radical, Poincaré affichait alors un républicanisme modéré, comme en témoigne son ralliement à Adolphe Thiers en mai 1873. On trouve en effet dans les papiers laissés par Poincaré une adresse destinée à Thiers à laquelle il s’associa. Il s’agissait d’un texte qui circulait dans Nancy et qui fut recopié et signé par les élèves du lycée au moment où Thiers avait été contraint de démissionner de la présidence de la république par les monarchistes au profit de Mac Mahon, « Les étudiants de mathématiques spéciales de Nancy à Mr Thiers / Lettre des habitants de Nancy à Monsieur Thiers. Vous avez fait appel au jugement de l’histoire ; vous avez pu avec une même fierté et une même confiance faire appel au jugement de vos concitoyens. Vous tombez sous les coups des partis coalisés, vous tombez contre la volonté du pays. Pour nous, habitants d’une ville encore occupée, ce n’est pas sans un sentiment profond de douleur et d’anxiété que nous appris la retraite du grand citoyen qui, depuis nos désastres, a travaillé sans relâche au relèvement de la France et à la libération du territoire. La France n’oubliera pas tout de ces si grands services rendus par vous à la patrie et la république que vous avez si justement proclamée la forme nécessaire de notre gouvernement. Elle ne peut sans crime les méconnaître et sans folie se passer de ceux que vous pourrez rendre encore. »

  5. Amable Ricard (1828-1876) était avocat de formation et entamait en 1873 son premier mandat de député centre-gauche des Deux-Sèvres. Il était entré en politique à un niveau national après la Guerre de 1870. Soutien de Thiers, il s’était vivement opposé à sa démission de la présidence de la République et au vote par son successeur, Mac Mahon, de la loi sur le septennat. Ce dernier le nomma ministre de l’Intérieur en mars 1876 au sein du gouvernement Jules Dufaure. Il décéda trois mois plus tard, juste après avoir été élu sénateur. Comme ministre, il devait enjoindre les préfets à une attitude bienveillante vis-à-vis de la presse [A. Robert & G. Cougny 1890-1891].

  6. Léon Gambetta était dans les années 1870 le chef de l’opposition républicaine au sein de l’Union républicaine.

  7. Pierre Baragnon (1835-1892) avait été élu député de l’Union des droites en 1871 à Nîmes. Il exerça les fonctions de sous-secrétaire d’État à la vice-présidence du Conseil et au ministère de l’Intérieur sous le second gouvernement d’Albert de Broglie (de novembre 1873 à mai 1874). C’est lui qui devait défendre, en janvier 1874, devant l’Assemblée nationale, la loi des maires qui donnait au chef de l’État et à ses préfets le droit de nommer les maires dans toutes les communes. Il fut en outre sénateur, sous-secrétaire d’État à la justice et membre du Comité des Neuf qui s’était donné pour mission de rendre la couronne au comte de Chambord [A. Robert & G. Cougny 1890-1891].

  8. Four : échec en argot. Faire un four : ne pas réussir.

  9. Poincaré se moquait sans doute d’un défaut de prononciation de Baragnon.

  10. Alphonse Alfred Haentjens.

  11. Bien qu’en perte de vitesse et tournée souvent en ridicule, la pratique du duel était encore une réalité sociale, notamment dans les milieux politiques [J.-N. Jeanneney 2004].

  12. Joseph Martin d’Auray (1832-1900) était un député de la droite légitimiste. Il avait signé la proposition relative au rétablissement de la monarchie, voté pour la démission de Thiers et pour le septennat [A. Robert & G. Cougny 1890-1891].

  13. Henri Dufaur de Gavardie était un député monarchiste des Landes qui siégeait à l’extrême droite. Le fait que Poincaré le range dans la catégorie des ‘bigots’ n’est pas anodin. Dufaur de Gavardie s’était fait une réputation nationale pour ses manquements à la discipline parlementaire : ses interruptions de séances étaient souvent sanctionnées et citées dans la presse en raison de l’hilarité qu’elles occasionnaient.

  14. Félix du Temple de la Croix avait mené une longue carrière d’officier de marine avant de se lancer en politique. Pionnier de l’aéronautique, il avait été le premier à faire décoller, avec son frère Louis, un avion motorisée à échelle réduite en 1857. Élu d’Ille-et-Vilaine en 1871, royaliste convaincu et catholique, il siégea du côté de l’extrême-droite et vota pour les prières publiques, pour l’interdiction des mariages civils, pour la démission de Thiers et contre les lois constitutionnelles de 1875 [A. Robert & G. Cougny 1890-1891].

  15. Louis Buffet.

  16. Monarchiste et orléaniste, Albert de Broglie était alors chef du gouvernement présidé par Mac Mahon. On ne reviendra pas ici sur sa longue carrière politique [A. Robert & G. Cougny 1890-1891].

  17. La palinodie est la partie d’un texte, en général la conclusion, dans laquelle l’auteur révoque volontairement ce qu’il s’est efforcé de démontrer dans le développement.

  18. Terme populaire : un « Gros-Jean » est une personne stupide.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - décembre 1873
Incipit
J’ai passé chez Alphen une colle l’autre jour ; j’ai eu 19...
Date
1873-12
Identifiant
L1873-12b-HP_EP
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Débats sur la presse (1873)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
1
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Mots d'argot polytechnicien cités
Colle
Laïus / Laïusser
Chahut
Numéro
012
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - décembre 1873 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 29 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/12614