LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - mai 1876

[Mai 1876]

Hier j’ai déjeuné chez les Olleris avec les Brunement. J’avais rendez-vous avec Léopold1 à 1 h 30 ; j’arrive à 1 h 29 ; on me dit qu’un St Cyrien est venu pour me voir et qu’il est reparti il y a une minute mais que c’était un sergent fourrier ( ?). Je pense que Léopold2 était collé et qu’il avait expédié Paul3 pour prendre son paquet. L’après-midi nous avons dit adieu aux Brunement.

Avant-hier soir je suis allé chez Laveur et j’y ai retrouvé une popote4 reconstituée avec les Pinat, de Boissieu5 et Piaton6. Comme ils allaient aux Français j’y allai avec eux. On donnait la Pluie et le Beau Temps7 avec Lloyd8 et Proudhon, pas très bien jouée ; la Cigale chez les fourmis9 avec Barré, Delaunay, Jouassain et Tholer (toujours le coup du beau père négociant et un gendre gentilhomme mais cette fois future ; moi, dit-il, je ne reconnais qu’une noblesse celle du cœur ; j’ai 150 000 livres de rente. Comment on nous accuse de ne pas savoir dépenser, regarde plutôt notre compte j’ai dépensé 149 000 frs sur nos revenus de 150 000. Viens écoute le détail ; acheté 30 actions du Nord. Legendre ne vient pas à l’entrevue mais un de ses amis (Delaunay) qui finit par épouser. Le luthier de Crémone de J. Coppée10 avec Thiron ([2 mots ill.]) Baretta et Coquelin (magnifique) enfin La joie fait peur11 avec Guyon (la mère) médiocre, Reichenberg12 (Blanche) [2 mots ill.] ; Broisat (Mathilde) très bonne, Got (Noël) splendide ; Delaunay (Adrien) très bon, Proudhon (Octave) médiocre quoique infiniment supérieur à Octave Ier. NB Il se tape sur la poitrine en disant Je ne suis pas ambitieux et il écarte violemment la main de la poitrine en disant J’aime.

Pendant qu’on jouait ces 4 pièces aux Français On donnait rue Gay-Lussac 36 la première de

Un dîner chez la Cousine

Comédie en 1 acte et 1 tableau13

Personnages

M.M. Darboy14

Olleris

Demontrey

Brunement

M.M. Got

Thiron

Delaunay

Barré

Mmes Vallet

Olleris

Demontrey

Brunement

Mmes Nathalie15

Arnould Plessy

Jouassain

Martin

Mme Olleris

Avez-vous été aussi contents que nous de la chute de M. Buffet16 (sensations, mouvements prolongés sur plusieurs bancs).

M. Demontrey

Comment peux-tu ne pas regretter un homme si capable, si honorable, si franc.

M. Olleris

Comment franc ; il s’est fait porter au pouvoir par les gauches pour etc. etc.

M. Demontrey

Mais voyons, quel homme d’État mettez-vous au dessus de lui ?

Mme O.

Mais, petit Thiers, par exemple.

M. Darboy

Comment, Thiers, mais c’est un homme d’État tout à fait ordinaire ; qu’a-t-il donc fait de si remarquable ? Son emprunt. Mais je l’aurais fait tout aussi bien que lui. Quand on a à sa disposition toutes les ressources qu’il avait… Mais le premier venu peut-être ministre des finances, M. Say17, l’est bien, M. Pouyer Quertier18 l’a bien été.

Mme Vallet

Ah vous croyez qu’il est si facile que cela d’être ministre des finances ?

M. Darboy

Mais oui, il suffit de savoir faire une addition.

M. Brunement

Cela vaut mieux que de faire une soustraction (M. Darboy se gratte l’oreille).

M. Darboy

Quelle carrière veut embrasser M. votre fils ?

M. Olleris

Il veut entrer dans l’inspection des finances19 ; mais il faut passer un examen où on demande de l’économie politique.

M. Darboy

L’économie politique ; mais c’est la chose du monde la plus élémentaire. Tout le monde peut être un grand économiste.

M. Olleris

Est-ce que vous avez été voir le salon20.

M. Demontrey

Eh que voulez-vous que j’aille faire au salon ; quand on a vu Rome et la Hollande on n’a plus envie d’aller contempler les croûtes des peintres modernes.

Mme Olleris

Ah bien tu feras bien de retourner dans ta province, parce que les Parisiens ne comprendraient pas qu’on ne se tînt pas au courant des actualités.

M. Olleris

Ah à propos savez-vous où j’ai été hier ; j’ai été aux Français pour demander des nouvelles de Mlle Sarah Bernard ; elle va mieux (Sensation prolongée, M. Darboy se voile la face avec sa serviette21 ; silence de quelques instants).

M. Olleris

Avez-vous été à l’Opéra.

Mme Demontrey

Moi, aller à l’Opéra, à quoi pensez-vous, mais je n’ai été au théâtre que deux fois dans ma vie, à 23 ans ; ah, si on me disait qu’à deux lieues on dit un excellent sermon, j’irais tout de suite mais pas au théâtre.

M. Olleris

Ainsi vous n’avez pas même vu le monument22.

Mme Sophie

Pas même le monument.

M. Darboy

Oh, on pourrait à la rigueur voir le monument.

 


  1. Il s’agit de Léopold Matuszynski.

  2. Il s’agit probablement Léopold Matuzinsky.

  3. Paul Xardel. Celui-ci était à cette époque élève à l’École militaire de Saint-Cyr.

  4. Popote : terme d’argot désignant une cuisine ou une table d’hôte. Dans ce contexte, Poincaré fait référence à des anciens compagnons de réfectoire à l’École polytechnique.

  5. Jules de Boissieu était un camarade de promotion de Poincaré à l’École polytechnique.

  6. Jean Louis Maurice Piaton était également un camarade de la promotion 1873. Après sa sortie de l’École polytechnique il avait suivi le cursus d’ingénieur civil à l’École des mines de Paris.

  7. La pluie et le beau temps était une comédie en un acte de Léon Gozlan. Elle était entrée dans le répertoire de la Comédie française en 1861.

  8. Dans la suite de la lettre, Poincaré cite des acteurs et des actrices membres de la Comédie française et utilise parfois leurs noms de scène. En voici la liste, par ordre d’apparition dans la lettre (je ne reprends pas les noms cités dans des lettres antérieures) : Marie-Émilie Jolly dite Mademoiselle Lloyd ou Marie-Émilie Lloyd (1842-1897) ; Charles-François Prud’hon dit Prudhon (1848-1930), futur secrétaire général de la Comédie française à partir de 1907 ; Clémentine Jouassain (1829-1902) ; Gabrielle Tholer (1850-1894) ; Blanche Baretta (1855-1939) ; Émilie-Honorine Guyon (1821-1878) ; Suzanne Reichenberg (1853-1924) ; Émilie Broisat (1846-1929) ; Léopold Barré (1819-1899) ; Zaïte-Nathalie Martel dite Mademoiselle Nathalie (1816-1885) ; Jeanne-Sylvanie-Sophie Arnould-Plessy dite Mademoiselle Plessy

  9. La cigale chez les fourmis était une comédie en un acte d’Eugène Labiche et d’Ernest Legouvé. Elle avait été créée à la Comédie française le 23 mai 1875.

  10. Poincaré écrit « J. Coppée » dans sa lettre mais Le luthier de Crémone est une comédie en vers de François Coppée (peut-être Poincaré le confondait-il avec l’homme politique belge Jules Coppée ?). Comme pour La cigale chez les fourmis, la première représentation de cette pièce avait eu lieu le 23 mai 1876 à la Comédie française.

  11. La joie fait peur était une comédie en un acte et en prose de l’écrivaine et journaliste Delphine de Girardin (1804-1855).

  12. Poincaré écrit Reichemberg.

  13. La seconde et la quatrième colonnes du tableau ci-dessous donnent à voir la distribution des rôles pour cette pièce familiale : Poincaré imagine ainsi le rôle de Monsieur Darboy joué par l’acteur Edmond Got, et ainsi de suite.

  14. Sur Élie Jean Baptiste Darboy, voir la page 392.

  15. La discussion mise en scène ici concerne un épisode de la vie politique de l’année 1876. Louis Buffet (1818-1898) était un monarchiste modéré et il avait été élu plusieurs fois député des Vosges à l’Assemblée nationale. Il avait par ailleurs été ministre des Finances pendant quelques mois en 1870. Président de l’Assemblée de 1873 à 1875, il avait ensuite été nommé ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil des ministres en mars 1875. Il avait été contraint à la démission en février 1876 après un échec personnel aux élections sénatoriales ([A. Robert & G. Cougny 1890-1891], [J. Jolly & A. Robert 1960]).

  16. Il est question ici du député Louis Buffet.

  17. Il est question ici de l’économiste et homme politique Léon Say qui fut ministre des Finances dans un grand nombre de gouvernements. À l’époque de cette lettre il occupait cette fonction au sein gouvernement présidé par Jules Dufaure ([A. Robert & G. Cougny 1890-1891], [J. Jolly & A. Robert 1960]).

  18. Augustin Pouyer-Quertier avait été ministre des Finances de février 1871 à avril 1872. Il avait par ailleurs été associé aux négociations du traité de Francfort, parvenant à conserver les communes de Villerupt et de Thil dans le giron français ([A. Robert & G. Cougny 1890-1891], [J. Jolly & A. Robert 1960]).

  19. Gonzalve Olleris fit effectivement carrière au sein du ministère des Finances.

  20. Il est ici question du Salon de peinture.

  21. L’actrice Sarah Bernhardt – Poincaré écrit Bernard – était déjà très connue dans les années 1870. Elle était entrée à la Comédie française en 1862 mais n’y était restée que quatre ans avant d’être renvoyée suite à un conflit avec Mademoiselle Nathalie. Elle avait cependant été rappelée à la Comédie française en 1874 où elle devait rester jusqu’à sa démission fracassante en 1880. La réaction gênée de Darboy est en lien avec la réputation sulfureuse de Sarah Bernhardt qui, dans les années 1874-1875, avait été accusée d’entretenir des rapports intimes tarifés avec plusieurs députés, dont Léon Gambetta. On se souviendra que Darboy était le frère de l’évêque de Paris Georges Darboy qui avait été exécuté par les communards.

  22. Il est sans doute question de l’Opéra Garnier.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - mai 1876
Incipit
Hier j'ai déjeuné chez les Olleris ...
Date
1876-05
Identifiant
L0238
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Colles et examens (mines)
fr Visites familiales et amicales
fr Théâtre et opéra
fr Démission de Louis Buffet (1876)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
4
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
5
Mots d'argot polytechnicien cités
Fourrier / Sergent fourrier
Numéro
238
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - Mai 1876 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 25 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/13936