LettreHenri Poincaré à Aline Boutroux - janvier 1877

[Janvier 1877]

Buna Mira, frumosa Romana

Raymond n’est pas fâché du tout, sinon peut-être

De la dernière phrase où tu faisais connaître

Qu’il cachait sa pensée avec habileté.

En vertu de la loi, « Que toute vérité

En ce monde méchant ne devrait pas se dire ».

C’est Ainsi, de cette loi reconnaissant l’emprise,

Si de toi quelque jour il faisait le portrait

Il prendrait à plaisir d’embellir chaque trait

Car S’il est quelqu’un à qui, de par ce grand précepte

Duquel, nous l’avons dit, w1 est un adepte,

Pour être bienséant il faut souvent mentir

C’est à la femme ; et toi tu n’y veux consentir ;

Preuve que cette loi, que Barrois jeune applique

Doit se modifier souvent dans la pratique.

Samedi je dinai chez Madame Vallet.

Mais de bonne heure hélas chacun l’abandonnait

Pour courir aux Français, que Georges Marmod jeune

Avec lequel Raymond de temps en temps déjeune

Et qui allié de Fernand Simonin2

N’a garde de confondre avec la Comédie

Française ; Got, si bon en docteur Rémonin3,

Qui de nos vibrions étudiant la vie4,

Apparaît dans la peau du rebb5 David Sichel.

Crée une fois encor un grand rôle immortel.

Je te raconterai quelque jour cette histoire

Si tu n’as jamais lu le ravissant roman

Qui des Alsaciens Erckmann et Châtrian

À Paris aujourd’hui fait connaître la gloire6.

Hier soir j’allai dîner chez Madame Malgaigne

Où je vis à côté de Monsieur Lefort,

Qui parle constamment (et ce n’est pas un tort)

(Car je ne sache pas que nul ne s’en plaigne)

La famille Chardin bien connue à Nancy,

Me dit-on, mais non pas par ceux d’entre ses membres,

Que j’eus l’honneur de voir en cette ville-ci ;

Nul des représentants d’aucune des Deux Chambres ;

Et puis Madame Roch, dame très comme il faut

Que son mari, dit-on, priva de toute rente.

Sa fille est aujourd’hui, dit-on, chez Ladmiraut7

Des petits gouverneurs elle est la gouvernante.

Elle sut pianoter sans se faire prier

Chanta Virginie et l’oiseau qui s’envole8,

Et le tigre, et cent airs encor sans oublier

La jota9 dont Louise10, (et tu sais si c’est drôle)

D’Arrancy bien souvent en chanta les échos

Mais assez, n’est-ce pas, de vers à ce propos.

Dis moi je t’en prie

Ce que signifie

Le dindon Martel ?

Je n’y comprends goutte ?

La phrase :

Qui fit jamais un four comme la conférence

Le rébus :

Quand à courir au bal on a tant de plaisir

Pourquoi ne pas en montrer de suite le désir

 


  1. Barrois est le surnom que donnaient Poincaré et sa sœur Aline à leur cousin Raymond Poincaré. Il s’agit d’une plaisanterie sur ses origines meusiennes ; Raymond Poincaré était en effet né à Bar-le-Duc (donc barisien) et originaire du Pays Barrois. Dans les lettres suivantes, les fréquentes occurrences de ce surnom renvoient systématiquement à Raymond Poincaré.

  2. Peut-être est-il question du fils d’Edmond Simonin professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de médecine de Nancy. Fernand Simonin devait devenir avocat à Nancy.

  3. Allusion à une plaisanterie sur Georges Marmod que l’on trouve dans une autre lettre de Poincaré (voir la lettre 223).

  4. Poincaré fait référence ici à la comédie en quatre actes d’Alexandre Dumas fils, L’étrangère, qui avait été créée à la Comédie française en février 1876. Edmond Got y jouait le rôle du docteur Rémonin. Dans l’une des scènes très célèbre à l’époque, ce personnage défendait le mariage d’amour en invoquant les réactions chimiques du mariage et reposant sur une théorie loufoque des vibrions, des corpuscules indécis entre l’animal et la plante. Rémonin explique ainsi : « L’amour fait partie de l’évolution naturelle de l’être ; il se produit à un certain âge, indépendamment de toute volonté et sans objet déterminé. On éprouve le besoin d’aimer avant d’aimer quelqu’un. C’est par là que l’amour appartient à la physique, qui traite des propriétés existant à l’intérieur des êtres ; tandis que le mariage est une combinaison sociale qui rentre dans la chimie, puisque celle-ci traite de l’influence des corps les uns sur les autres et des phénomènes qui en résultent. Les grands législateurs, les grands religieux, les grands philosophes, qui ont institué le mariage sur la base de l’amour ont donc purement et simplement fait de la physique et de la chimie, et de la plus belle et de la plus haute, dans le but d’en extraire la famille, la morale, le travail, et par conséquent le bonheur des hommes, qui est contenu dans ces trois produits. Tant que vous vous conformez à cette donnée première et que vous choisissez ces deux éléments propres à la combinaison, cela va tout seul ; l’expérience se fait et le résultat s’obtient ; mais, si vous êtes assez ignorant ou assez maladroit pour vouloir combiner deux éléments réfractaires, au lieu d’obtenir des fusions, vous ne constatez que des inerties, et les deux éléments restent éternellement l’un en face de l’autre, sans pouvoir s’unir jamais. Dans l’ordre humain, comme il y a en plus l’âme, c’est-à-dire l’intermédiaire entre Dieu et l’homme, Dieu punit l’homme qui écarte et qui dédaigne son intermédiaire ; alors il n’y a plus seulement inertie, il y a choc ; de là des explosions, des catastrophes, des accidents, des drames » [A. Dumas (fils) 1877]. À cette époque, Poincaré et sa sœur discutaient fréquemment de la supériorité du mariage d’amour sur le mariage de raison et ce genre de tirade ne pouvait qu’attirer leur sympathie (et la désapprobation de leurs parents qui essayaient justement de trouver un bon parti pour Aline Poincaré).

  5. Le terme de rebbé désigne en hébreux un rabbin hassidique. Poincaré écrit rebb dans sa lettre, sans doute pour conserver le rythme de 12 syllabes des vers de ce long poème.

  6. Ce passage fait écho à l’adaptation du roman d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, L’ami Fritz, à la Comédie Française en décembre 1876. Ces deux auteurs d’origine lorraine exaltaient les valeurs régionales et patriotiques et étaient donc très appréciés après la Guerre de 1870. Dans L’ami Fritz apparaissait un personnage de rebbé du nom de David Sichel.

  7. Il est probablement question de Paul de Ladmirault . Poincaré écrit Ladmiraut.

  8. Il s’agit d’une chanson de Paul et Virginie, dont il était question dans une lettre précédente, page 416.

  9. Le terme de jota désigne un ensemble de danses et de chansons populaires espagnoles, typiques de la région d’Aragon et d’autres provinces.

  10. Peut-être est-il question ici de Louise Jacquinet ? Ses talents de musicienne étaient très appréciés de Poincaré et de sa sœur [A. Boutroux 2012, chap. XXV]. Voir la lettre 43.

Titre
Henri Poincaré à Aline Boutroux - janvier 1877
Incipit
Buna Mira, frumosa Romana
Date
1877-01
Identifiant
L0271
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Jeux littéraires
fr Visites familiales et amicales
fr Théâtre et opéra
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
5
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Numéro
271
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Aline Boutroux - Janvier 1877 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 24 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/14137