LettreHenri Poincaré à Aline Boutroux - janvier 1877

[Janvier 1877]

(1) Craignant une nouvelle indiscrétion du cabinet noir1, et redoutant que la santé délicate du jeune Barrois2 ne résiste pas à une nouvelle secousse, je remplace ajoutant par employant.

(2) Mes excuses à Barrois pour cette cacop. [cacophonie]

(3) Nouvelles excuses. Un grave soupçon s’empare de mon esprit. Il est évident que Barrois moral a des connaissances dans le cabinet noir et qu’il a désiré connaître le résultat des études auxquelles tu t’es livrée sur sa personne3.

Hier j’ai dîné chez Me Rinck, Élie4 n’était pas là il était de semaine5.

J’ai vu Me Barthélémy et Me Billy qui m’a raconté que tu lui avais posé des sangsues. J’ai porté la cravache à Ropote qui n’en a pas voulu ; quant à l’Ag6 il l’a reçu avec plaisir.

Oui déjà dans mon âtre, un beau feu z’a brillé.

Faut-il donc qu’aujourd’hui, z’il soit un feu splendide

Si z’au contraire ce soir par moi fut négligé.

Aux flammes en ce jour faut-il lâcher la bride.

Si dans l’épître hélas, que le jeune Barrois

Lut au cabinet noir, contrairement aux lois,

L’hiatus fleurissait dans des vers par trop libres

Comme dans ton quatrain, son cœur grammatical

En a dû tressaillir dans ses intimes fibres.

Daigne me pardonner ce reproche amical.

Revenons à mon feu qui fut cause innocente

D’une digression ennuyeuse et pédante.

Mon garçon tous les jours de bois et de charbon

Fait dans ma cheminée un pompeux édifice

D’une boule gommée ajoutant (1) l’artifice

Avec cet art charmant dont il reçut le don,

Il permet à ma main novice et malhabile

D’y faire luire un feu d’une façon facile (2)

Et c’est ce qu’elle fait, quand le clément hiver

Dont jouit notre année a d’assez froides heures

Pour, sans nulle pitié faire périr le ver

Dans les trous qu’il s’est fait, souterraines demeures.

Comme cette donnée est trop vague peut-être

Ce point n’est pas marqué sur chaque thermomètre.

J’ai fait du feu deux fois ; il faut que je le dise (3)

Quels jours, je n’en sais rien ; que cela te suffise.

Or donc nous étions au dimanche du quatorze

J’allai chercher Barrois, et l’amenai chez moi.

Je fis du feu, si bien qu’il faisait chaud ma foi,

Ainsi que le 16 Août sur le plateau de Gorze

Déjà depuis longtemps il se (4) sentait la tête

Dans un état morbide et vraiment trouble-fête

Aussi quand il alla chez Madame Olleris

Qui soigne les bobos de père et de fils

Qui sur l’art médical si savamment disserte

« Hélas mon cher enfant, vous voulez votre perte

Il faut garder la chambre et rester chaudement

Loin des iniquités de ce ciel inclément ».

Ainsi fit-il ; le soir on vit rue Chenard quatre deux ou trois dames

Et deux ou trois messieurs dévorer le festin,

Que la cave Olleris arrosait de bon vin !

Je m’en vais te décrire et leurs corps et leurs âmes.

Monsieur, Madame Rinck et l’artilleur Élie7

Sont trop connus de toi pour que, de renouveau

Je fasse leurs portraits. Mais dis-moi, je t’en prie,

N’as-tu pas, en fouillant les coins de ton cerveau,

Souvenir d’une dame, autrefois fort cotée,

Et qui dut dans son temps valoir dix neuf au moins

Mais dont les traits, hélas, n’ont pu malgré ses soins,

Malgré l’art délicat dont elle est apprêtée,

Conjurer les effets de cinquante ans sonnés.

C’est Madame Thomas dont l’esprit bien orné

Sur ces Saint Germaniens8 conserve assez d’empire

Pour que tout récemment, pourquoi ne pas le dire,

Elle ait pu convoler dans un troisième hymen,

Avec un assez vieux, mais très brave marin.

Quel grade atteignit-il dans notre marine

Je n’en sais rien mais il n’est pas dans la débine

À côté d’elle Élie, en officier français,

Fait selon son devoir toute espèce de frais.

Il ne parle pas trop de semelles de bottes.

La conversation, quoique fort militaire

N’est jamais descendue au hideux terre à terre.

Or sur ce sujet là quel danger qu’il se crotte ?

L’officier de marine est aussi fort aimable.

Madame de Baudot toujours très agréable

Ils partent tous pourtant et seuls, les Rinck nous restent.

Jules, Henri Premier chacun de leur côté

Se livrent à un long écarté9.

Les enjeux vont croissant d’une façon fort leste

Enfin

De Jules devant eux on voit briller les yeux

Et l’on craint un instant qu’une longue partie

Ne retarde sans fin le départ de tous deux.

Enfin tout cesse ; Ida dans son bonheur s’écrie :

« Partons enfin ». Pour moi regagnant le logis

J’allai me mettre au lit au numéro 26.

 


  1. Le cabinet noir était un service secret d’État chargé de la censure du courrier. Cette mention implique-t-elle que les lettres de Poincaré à sa sœur étaient filtrées par ses parents ?

  2. Surnom de Raymond Poincaré.

  3. Il est peut être ici question d’études graphologiques. Poincaré et sa sœur en étaient friands à cette époque et plusieurs lettres font état de leurs analyses.

  4. Élie Rinck.

  5. Dans l’armée, cette expression désigne le service d’un militaire durant sept jours consécutifs.

  6. Symbole chimique de l’argent.

  7. Élie Rinck.

  8. Habitants de Saint-Germain-des-Prés.

  9. L’écarté est un jeu de cartes qui se joue généralement à deux.

Titre
Henri Poincaré à Aline Boutroux - janvier 1877
Incipit
(1) Craignant une nouvelle indiscrétion du cabinet noir ...
Date
1877-01
Identifiant
L0272
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Jeux littéraires
fr Visites familiales et amicales
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
5
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Numéro
272
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Aline Boutroux - Janvier 1877 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/14263