LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - février 1878

[Février 1878]

Avant hier j’ai été chez Darboux – je suis fort ennuyé ; je croyais qu’il ne mettrait pas longtemps à la lire, tandis que depuis 3 semaines il n’en a encore vu qu’une partie. De plus il dit que la rédaction ne lui paraît pas encore assez claire et qu’il y aura des retouches à faire, si bien que nous n’aurons que tout juste le temps1.

Muse chante en ce jour un beau garçon d’honneur

Les courses dont il doit acheter son bonheur

Les doux yeux de sa belle animent son courage

Il ne l’a jamais vue et pourtant il enrage2

À peine midi sonne et sur le boulevard

Il s’élance et de peur d’arriver en retard

Chez Ida3 qui l’attend il chauffe sa machine

Il trouve en arrivant la plus gentille mine

Chacun le remercie et cherche à s’excuser

Mais d’un objet plus grave il faut bientôt causer

Les fleurs, les gants, voilà les choses principales

Mais Ida me promet d’aplanir sous mes pas

Toutes Cette difficulté toute commerciale

Puis le drap, les sapins, les places au repas

On m’explique le tout d’une façon fort claire

Je vais te présenter à ma future mère

Dit Élie4, et ce soir à tes yeux étonnés

Apparaîtra Clotilde et ses yeux et son nez

Te feront éclater en cris d’enthousiasme

Mais de peur que l’attente ne se prolonge trop

Ne jette ta pauvre âme en un complet marasme

Regarde, mon ami, regarde sa photo

Que partout maintenant je porte sur mon cœur

Vis-tu jamais, vis-tu minous5 plus enchanteur

Et j’éclate aussitôt, j’admire et réadmire

Mon rôle me commande un prompt enchantement

Pourtant le doute vient, suspend mon jugement

Dois-je de la beauté lui concéder l’empire ?

C’est douteux ; mais je vais le savoir dans une heure

À trois heures je dois entrer dans sa demeure

Avant de les quitter je vois encore Chabard

Militaire qui tremble en pensant que son maître

En civil devant tous voudra le faire paraître

Et le faire habiller selon les lois de l’art.

Il semble abasourdi des courses gigonnaires

Que de son lieutenant les ordres fort sévères

Dans ce moment critique, en tous sens dans Paris

Qui fait faire, et cela sans augmenter ses prix6.

Or donc je me bichonne et me fais astiquer

Je chausse des souliers qui savent bien craquer

Et j’entre, un salon décoré de tentures

Trois dames dont je vois à peine les figures

Et près d’elles Élie en tenue et sabré.

Drapé dans son dolman7 et le buste cambré.

J’attends qu’on m’offre un siège et c’est Rinck qui s’en charge

Jouant ainsi d’avance au maître de maison.

Et promenant mes yeux enfin de long en large

Je regarde chacun qui me fait la leçon

Pour m’apprendre comment mardi je dois m’y prendre

Madame Dorvault mère a le nez recourbé

De dame Bettinger. Hélas doit-on s’attendre

Quand l’âge sur sa fille un jour sera tombé

À lui voir au visage un pareil ornement.

Non sans doute et son nez ne semble nullement

Suivre sous ce rapport les lignes maternelles

Elle a les cheveux noirs, d’azur sont ses prunelles

Mais ses traits sont bien ceux que trace son portrait

Sa taille est assez fine et son buste bien fait

Mais elle loin d’avoir le sceptre sans partage

De mes tendres vœux n’aura pas l’apanage.

Elle n’est pas du tout comme dame Boursier

Et si ses traits peut-être Si son petit visage un peu trop la rappelle

Dans son expression on ne trouve rien d’elle.

Et j’ai gardé le meilleur, je crois, pour le dernier

C’est Madame Daniel8 ; sur un moelleux sofa

Mollement étendue, en paresseux pacha

Elle semblait n’avoir d’autre pensée en tête

Que d’empêcher voir ses pieds et ses mollets.

Elle est blonde, aux traits fins et ne semble pas bête.

Et surpasse sa sœur de beaucoup ; car ses traits

Qui sont gracieux sont aussi réguliers.

Clotilde semble aimer son bel époux en herbe

Est fière de son sabre et le trouve superbe.

Mais sans doute ces faits ne sont pas singuliers.

Le soir j’allai danser chez Madame Lemoine9

Qui reçut de son père un joli patrimoine

Et nous fit profiter de ce don du Seigneur.

Peut-être un peu serrés nous étions par bonheur

Cinq ou six X* qu’Henriot de vieilles connaissances

Je reprends la prose plus précise pour les détails :

Énumération du public féminin :

1° Deux jeunes dames, gentilles : mais un fort
à savoir une en blanc 14 1
_____ bleu 12 0
Mlle Lemoine 7 1
3° Sa sœur mariée 10 1
__ Mlle Rabier, blonde, type anglais, très bien faite 17 1
Deux petites filles, l’un en bleu 12 0
L’autre en rose Thérèseguttonoïde10 13  

 


  1. Ce paragraphe indique que la thèse de Poincaré était loin d’être un fleuve tranquille. Il ne devait finalement la soutenir que le 1er août 1879.

  2. Il est question ici de sa demoiselle d’honneur lors du mariage d’Élie Rinck. Voir les lettres suivantes.

  3. Ida Rinck, la mère d’Élie.

  4. Élie Rinck.

  5. Minous : visages.

  6. La description dressée par Poincaré laisse supposer que Chabart était l’assistant militaire d’Élie Rinck. Celui-ci était alors lieutenant au 13e régiment d’artillerie.

  7. Le dolman est un vêtement militaire agrémenté de nombreux ornements (galons, tresses). Il était très en vogue au 19e siècle.

  8. Poincaré évoque ici une des sœurs de Clotilde Dorvault, à savoir Marie ou Louise Aimée Augustine. Il est probable qu’il est question ici de Marie Dorvault : certaines sources généalogiques mentionnent qu’elle se serait mariée à Charles Daniel en 1875.

  9. Il s’agit de l’épouse de Georges Clément Lemoine.

  10. Peut-ête s’agit-il ici d’une plaisanterie sur une dame ressemblant à Thérèse Gutton, la sœur d’Henri Gutton ?

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - février 1878
Incipit
Avant hier j'ai été chez Darboux.
Date
1878-02
Identifiant
L0289
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Thèse de doctorat
fr Mariage d’Élie Rinck
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
6
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Mots d'argot polytechnicien cités
Sapin
Gigon / Gigonnaire / Gigonner
X
Numéro
289
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - février 1878 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/14266