LettreHenri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 16 mars 1883



M. Hermite m’a dit aussi que vous avez demandé à M. Cantor de supprimer dans son mémoire Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre toute la partie philosophique et de traduire en français la partie mathématique1. Il me semble que ce qui rendrait la lecture de la traduction de ce beau mémoire très pénible aux Français qui ne sont pas familiers avec la culture allemande, c’est moins la partie philosophique qu’on serait toujours libre de passer, que le défaut d’exemples un peu concret.s Ainsi ces nombres de la 2\(^{e}\) et surtout de la 3\(^{e}\) classe ont un peu l’air d’une forme sans matière, ce qui répugne à l’esprit français. Les Allemands, au contraire, connaissent les travaux antérieurs de M. Cantor et d’autres comprennent ce qu’il veut dire sans doute avec quelque effort, mais enfin ils retrouvent sans peine dans leurs connaissances antérieures une matière pour remplir cette forme vide. Avec le public français, il n’en est pas de même. Les Français qui sont au courant de la culture allemande savent l’allemand et préfèreront lire le mémoire dans le texte. Les autres, je puis vous garantir, ne comprendront rien du tout à la traduction. Il faudrait pour la rendre accessible donner quelques exemples précis à la suite de chaque définition, et puis mettre les définitions au commencement au lieu de les mettre à la fin. On permettrait ainsi au lecteur français de comprendre ce beau travail, malgré l’ignorance où il est des recherches antérieures. Dugac (1984, 278)

 
 


Cette lettre est manquante. Il semblerait que ce soit celle dont Mittag-Leffler cite des extraits dans son allocution à l’assemblée des 17, le 11 novembre 1912 (IML — Dossier Poincaré). Des extraits en ont été publiés dans le tome 5 des Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques Dugac (1984, 278).Le mémoire dont parle Poincaré est celui de Cantor, publié en 1883, intitulé Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeit (1883b) qui réunit un certain nombre d’articles parus aux Mathematische Annalen entre 1880 et 1883. La traduction en français paraîtra aux Acta mathematica en 1883 Cantor (1883a)
 

  1. Il semble d’après les lettres de Hermite à Mittag-Leffler que l’idée de traduire des mémoires importants de mathématiciens allemands soit due à Hermann, l’éditeur parisien des Acta. La première allusion à ce projet apparaît dans la lettre du 11 janvier 1883 :

    Je joins à la lettre une note que M. Hermann m’a demandé de mettre sous vos yeux. Elle répond à un sentiment très sérieux en France, où réellement on ne sait que le français, mais je doute que vous puissiez réaliser le vœu qu’elle exprime. Dugac (1984, 191)

    Mittag-Leffler répond le 19 janvier :

    J’ai eu tout le temps la même idée que M. Hermann et j’espère justement de pouvoir faire des Acta un “dépositaire” des meilleurs travaux mathématiques de notre temps. Pour arriver à ce but, je pense pourtant qu’on doit agir un peu autrement que l’a proposé M. Hermann. D’abord j’ai pensé de reproduire dans les Acta les meilleurs travaux mathématiques qui paraissent ailleurs et alors toujours en traduction française. Mais après j’ai pensé de traduire même les principaux travaux qui paraissent dans le journal en français et de donner la traduction française en cadeau aux [illisible] c’est à dire de ne compter ces traductions parmi les 50 feuilles qui doivent se trouver dans un volume.

    De cette manière je pense arriver au même but auquel vise M. Hermann. Il n’y a pas de quoi traduire les mémoires français en allemand parce que les allemands comprennent tous le français. (AS)

    Dans une lettre du 26 janvier, le projet de traduire en français des mémoires rédigés en allemand (en particulier ceux de Cantor) semble définitivement adopté et Hermite évoque la question du traducteur et celle de la garantie scientifique des traductions :

    J’ai été informé, […], qu’un de ses amis, l’abbé Dargent, prêtre du séminaire de Saint Sulpice, qui est mon compatriote lorrain, accepterait volontiers de consacrer à des traductions en français sa connaissance de l’allemand et ses connaissances mathématiques, s’il pouvait tirer une suffisante rémunération de son travail. […] En même temps, Appell me charge de vous dire que les conseils, les indications, dont les traducteurs pourraient avoir besoin, il les donnera on ne peut plus volontiers, comme moi ; tous deux et Picard et certainement aussi Poincaré, nous lirons les traductions, de sorte qu’avant de les imprimer vous ayez la garantie de l’un de nous. Dugac (1984, 193)

    Dans sa lettre du 3 février, Hermite annonce à Mittag-Leffler que Poincaré collaborera à ce projet.

    Madame Poincaré, mon cher Ami, s’intéresse extrêmement à Madame Mittag, à vous, aux Acta ; je l’ai entretenue du projet de M. Hermann, qui ferait de votre Journal le foyer des mathématiques européennes, avec la traduction en français des plus importants travaux publiés en allemand, et de sa part, en son nom, je viens vous dire que M. Poincaré accueille l’idée, et accorde son concours, pour lire et revoir les traductions […]. Dugac (1984, 195)

    Le 24 février, Hermite confirme que le travail de traduction de l’abbé Dargent est commencé :

    Les mémoires de M. Cantor, moins le n1, sont depuis hier entre les mains de M. Dargent, et je suis heureux de vous apprendre que leur tournure philosophique ne sera pas un obstacle pour le traducteur, qui connaît Kant. Je lui ai laissé le choix de celui qu’il prendrait en premier ; j’espère vous envoyer bientôt son travail. Dugac (1984, 199)

    Le 5 mars, Hermite envoie une traduction, revue par Poincaré, d’Une Contribution à la Théorie des Ensembles.

    Ce matin, je vous ai fait l’envoi […] de la traduction d’un des mémoires de M. Cantor. Cette traduction a été revue avec tout le soin possible par M. Poincaré, nous nous en sommes longtemps entretenus, et vous verrez de quelle manière nous avons pensé devoir traduire des expressions embarrassantes. M. Poincaré juge que les lecteurs français seront à peu près tous absolument réfractaires aux recherches à la fois philosophiques et mathématiques de M. Cantor, où l’arbitraire a trop de part, et je ne crois pas qu’il se trompe. Dugac (1984, 199)


Dugac, Pierre. 1984. “Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1874–1883).” Cahiers Du Séminaire d’histoire Des Mathématiques 5: 49–285.

Cantor, George. 1883a. “Fondements d’une théorie générale des ensembles.” Acta Mathematica 2: 381–408.

———. 1883b. Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre. Leibzig: Teubner.

 

Titre
Henri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 16 mars 1883
Incipit
M. Hermite m’a dit aussi que vous avez demandé à M. Cantor de ...
Date
1888-03-16
Adresse
SE
Droits
Archives Henri Poincaré
Licence
CC BY-ND 4.0