LettreHenri Poincaré à Charles Hermite - 1895

Annexe 2 du tome entre Henri Poincaré et les mathématiciens: adresse de Poincaré à l’occasion du 70 anniversaire d’Hermite

Cher et Illustre Maitre1,

À l’occasion de votre soixante-dixième anniversaire, nous désirons vous offrir un témoignage de notre reconnaissance et aussi de notre respectueuse admiration pour tant de beaux travaux accumulés pendant un demi-siècle.

Depuis cinquante ans en effet vous n’avez cessé de cultiver les parties les plus élevées de la Science mathématique, celles où règne le nombre pur : l’Analyse, l’Algèbre et l’Arithmétique.

Toutes trois vous doivent d’inestimables conquêtes. À une époque où l’importance des fonctions abéliennes commençait seulement à être souçonnée, après Jacobi, Rosenhain et Göpel, mais avant les grands travaux de Riemann et Weierstrass, paraissait votre Mémoire sur la division de ces transcendantes encore à peine connues. Quelques années après, vous publiiez votre mémorable travail sur leurs transformations.

En même temps vous faisiez vos premières découvertes sur la théorie naissante des formes algébriques et, attaquant successivement toutes les questions intéressantes de l’Arithmétique, vous agrandissiez et vous éclairiez d’une lumière nouvelles l’admirable édifice élevé par Gauss.

La théorie des nombres cessait d’être un dédale grâce à l’introduction des variables continues sur un terrain qui semblait réservé exclusivement à la discontinuité. L’Analyse sortant de son domaine vous amenait ainsi un précieux renfort. On peut dire en effet que le prix de vos découvertes est encore rehaussé par le soin que vous avez toujours eu de mettre en évidence l’appui mutuel que se prêtent les unes aux autres toutes ces sciences en apparence si diverses.

C’était l’Arithmétique qui recueillait les premiers fruits de cette alliance , mais l’analyse en devait aussi largement en profiter. Vos groupes de transformations semblables n’étaient-ils pas en effet des groupes discontinus et ne devaient-ils pas engendrer des transcendantes uniformes, utiles dans la théorie des équations linéaires ? Pour la même raison vous deviez être séduit par les propriétés des fonctions elliptiques et par cette facilité presque mystérieuse avec laquelle on en déduit des théorèmes arithmétiques. L’étude de la transformation et celle des équations modulaires vous ont offert une riche moisson de découvertes. Vous y rattachiez d’abord le problème du nombre des classes, qu’abordait en même temps un savant dont l’Europe déplore la perte récente ; puis la résolution de l’équation du cinquième degré, cette belle conquête dont l’Algèbre est redevable à l’Analyse. Enfin vous y trouviez l’occasion de montrer la véritable nature de la fonction modulaire qui devait devenir le premier type de toute une classe de transcendantes nouvelles.

Sans vouloir tout citer, je ne puis cependant passer sous silence vos travaux sur la généralisation des fractions continues. Ces recherches qui vous ont occupé toute votre vie ont été couronnées par votre Mémoire sur le nombre \(e\), et par la création d’une méthode élégante et féconde dont on s’est servi depuis pour établir l’impossibilité de la quadrature du cercle, cette vérité depuis si longtemps soupçonnée et si récemment démontrée.

Uniquement épris de science pure, vous vous êtes rarement préoccupé des applications, mais elles vous sont venues par surcroît ; on ne peut en effet oublier combien votre bel Ouvrage sur l’équation de Lamé, en dehors de son immense fécondité analytique, a été utile aux Mécaniciens et aux Astronomes.

Mais il faut nous arrêter, car il ne nous appartient pas de rappeler tout ce que la Science vous doit ; nous pouvons parler du moins de ce que nous vous devons.

Votre enseignement si clair et si élevé, vos écrits si profonds et si suggestifs, nous ont appris à comprendre la Science ; l’exemple de votre vie qui lui a été consacrée toute entière , la chaleur de votre parole dès qu’il s’agit d’elle, nous ont appris à l’aimer et comment il faut l’aimer.

Ces idées que vous avez semées comme sans y penser, quand nous les retrouvons ensuite et que nous nous efforçons d’en tirer tout ce qu’elles contenaient, vous seriez tenté d’oublier qu’elles sont à vous ; mais nous, nous ne l’oublions pas, et ce n’est pas vrai seulement de ceux d’entre nous qui ont eu la bonne fortune de suivre vos leçons ; ceux aussi qui n’ont subi votre influence que de loin et indirectement n’ignorent quel en est le prix et tous sont également pénétrés de reconnaissance.

Indifférent à la gloire qui vous est venue sans que vous l’ayez cherchée, nous espérons toutefois que vous connaissez trop bien la sincérité de nos sentiments pour repousser ce modeste témoignage de notre respect2.


Apparat critique

  1. Le Jubilé d’Hermite s’est déroulé à la Sorbonne le 24 décembre 1892. Une souscription réunissant un grand nombre de mathématiciens français et étranger permit d’offrir à Hermite une médaille à son effigie. Poincaré fut chargé de présenter à Hermite l’adresse à laquelle [avaient] adhéré tous les souscripteurs ((Un comité de géomètres 1893, 6)).↩︎

  2. Cette adresse est transcrite d’après (Un comité de géomètres 1893, 6–8). L’original se trouve dans le fonds J. Bertrand (Archives de l’Académie des sciences de Paris).↩︎


Références

Un comité de géomètres, ed. 1893. Jubilé de M. Hermite. Paris: Gauthier-Villars.

Titre
Henri Poincaré à Charles Hermite - 1895
Incipit
À l'occasion de votre 70ieme anniversaire, nous désirons vous offrir un témoignage ...
Date
1895
Lieu d’archivage
Académie des sciences
Date
1895

« Henri Poincaré à Charles Hermite - 1895 », La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 29 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/17577