LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - juin 1876

[Juin 1876]

Ma chère maman,

Rien de bien neuf ; hier visite à Courbevoie. Le soir j’ai rencontré c l baisse1.

J’ai oublié de te dire que le mercredi 3e journée il a fait un temps couvert mais sans pluie avec intervalles de grande chaleur solaire et que je n’étais pas tired ; du reste j’étais en bus tout le temps.

3e journée suite.

En arrivant à Caen, Badoureau me dit que Lecornu nous invite tous à venir prendre le café chez lui. Nous montons donc dans notre chambre et nous nous arrangeons comme nous pouvons ; c’est-à-dire que j’extirpe mon pantalon granitique qui moisissait dans ma valise depuis … Erratum ; je l’avais retiré la veille en arrivant à Caen et il était déjà sec jusqu’à un certain point etc. etc. Nous dînons vers 10 h nous sortons de table car nous avons dîné ce soir de très bonne heure, vers 8 h ½. Lecornu nous attendait à la porte et nous conduit chez lui. Son père nous attendait à la porte et nous fait monter ; Lecornu nous montre une portion de ses frères. Nous nous asseyons et on sert le café après présentation générale. Tout à coup Carcanague dit à Lecornu veux-tu que je te dénonce quelque chose voilà Bonnefoy qui n’a pas de café et qui n’ose pas en réclamer ; et en effet la tasse qui lui était destinée se prélassait vide devant une chaise également vide. Tableau. Là-dessus entre Mme Lecornu qui se fait d’abord présenter Carcanague et lui fait toutes sortes de recommandations au sujet du voyage en Angleterre. Je lui ai parlé de nos connaissances caennaises. M. Villey n’est guère connu que de réputation, mais une de ces réputations, M. Massieu2 très vaguement, M. Châtel davantage. Après le café on servit le champagne quelque bizarre que puisse paraître un ordre pareil. Puis nous rentrâmes ; j’ignore si le café de Lecornu était trop fort ; mais toujours est-il que je taillai une bavette jusqu’à 1 h avec Badoureau, puis avec Badoureau et Roche3.

4e journée

La 4e journée commence à 4 h du matin où je me réveille je ne sais trop pourquoi ; je descends ; je réveille je ne sais quel larbin que je charge d’emballer mes fossiles. Enfin je me recouche ; je ne puis m’endormir qu’à 4 h 45 ; à 5 h 30, il faut se lever, je me lève ; je suis très fatigué tant parce que je n’ai pas dormi, tant et surtout parce que je n’ai pas fait du cidre un usage suffisant comme moyen de lessivage méthodique et que des obstructions se sont produites4 ; presque absolues depuis Paris ; je me promets de m’adonner désormais à la boisson normande et je monte en chemin de fer pour Bayeux ; j’écris le topo et je dors ± bien. Enfin nous arrivons à Bayeux vers 8 h 45. Qu’y voyons-nous, un sapin pouvant renfermer 6 personnes et qui nous attendait bravement. Grande Irae.

Nous allons à pied pour faire une imposante manifestation au bureau des omnibus. Nous arrivons, l’affaire s’arrange mais il faut du temps ; nous en profitons pour aller en seul homme à la cathédrale ; grand ébahissement des Bajocéens5 devant la cathédrale ; on se forme en bataille et on ouvre les parapluies ; nouvel ébahissement. Puis on referme parapluies ; on rompt les rangs et on visite l’église qui est très belle. Les bas-côtés et les arches entre les bas-côtés sont romans avec sculptures et ornementations bizarres.

La nef est ogivale. Comme déjà quelques-uns d’entre nous étaient sortis de l’église, un prêtre nous aborde et nous offre de nous montrer la salle du chapitre qui d’ailleurs n’a rien d’extraordinaire sauf les mosaïques du parquet. Puis il nous conduit au musée ; où il nous montre d’abord des photographies anglaises ± colorées de la tapisserie de la reine Mathilde ; puis la tapisserie elle-même qui est une composition excessivement boquillonesque6. Cependant on nous dit que les voitures sont prêtes et qu’on n’attend plus que nous ; on ce sont des gamins attirés par notre aspect bizarre.

 


  1. Georges Antoine Henri Courbebaisse.

  2. François Massieu .

  3. Jules Roche était entré à l’École polytechnique en 1872, un an avant Poincaré..

  4. Poincaré utilise une formule imagée pour signifier qu’il souffre de constipation durant cette excursion normande.

  5. Poincaré fait une plaisanterie géologique. Il utilise le terme de Bajocéen pour désigner les habitants de Bayeux (en fait ce sont les Bajocasses ou les Bayeusains), le Bajocien désignant en géologie un étage du Jurassique moyen.

  6. Il s’agit là d’un néologisme dérivé du mot boquillon désignant le bûcheron. Ce terme commençait à être désuet les années 1870. Par ce qualificatif, Poincaré faisait peut-être référence aux formes très « hachées » des personnages de la tapisserie de Bayeux ?

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - juin 1876
Incipit
Rien de bien neuf; hier visite à Courbevoie ...
Date
1876-06
Identifiant
L0241
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Course géologique en Normandie
fr Visites familiales et amicales
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
4
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Mots d'argot polytechnicien cités
Topo
Sapin
Seul homme (ou monôme)
Noms cités dans l'apparat
Poincaré, Henri (1854-1912)
Numéro
241
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - Juin 1876 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 24 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/3780