LettreHenri Poincaré à Aline Boutroux - février 1877

[Février 18771]

Avant tout, c’est le principal

Que veut dire ce bafouillage

Qui remplit ta seconde page

Où tu parles de Lan, de bal ?

Que sais-je encor ? De toutes ces choses ?

Or donc rien de nouveau, mais comme tu supposes,

Samedi chez Daubrée2 on vit mon beau gilet

Dont la coupe élégante à mon tailleur stupide

Faisait beaucoup d’honneur et tout au moins prouvait

Que si dans ses envois il n’est pas trop rapide

Il sait soigner du moins tout ce dont il se charge ;

Et ne fait jamais rien trop étroit ou trop large.

Mais avant de franchir le seuil du directeur

J’allai faire admirer l’œuvre de mon tailleur

À Frau Barthélémy (chez qui pour la cagnotte

Qui doit prochainement réunir quelque part

Tous ces joueurs, sans doute en un temple de l’art),

J’allais payer ma part, puis rejoignant la botte

Qui déjà chez Daubrée avait cent fois baîllé

Et des marrons glacés avait boustifaillé.

À onze heure moins dix, j’entre boul Mich soixante3

Où je devais passer une heure, peu charmante

J’entre donc, mais après les salutations

L’annonciation, les présentations,

Aux échos d’alentour, je demande Laguerre,

Et l’écho me répond, en ami trop sincère

« Laguerre n’est plus là ; il vient de s’enfuir »

Au même instant, j’entends une porte s’ouvrir

Et la voix du larbin dire « Monsieur Delesse4 ! »

Un dédommagement, pensais-je dis-je, une occasion

De faire de mon oncle5 une commission.

Mais hélas ! Je le cherche au milieu de la presse

Je le demande encor aux échos d’alentour

Et l’écho complaisant, qui prenait en ce jour

Du major Badoureau la forme gigantesque

Me répondit encor (que le sort est grotesque)

« Delesse à peine entré vient de se dévisser »

Et tout déconcerté comme tu peux penser.

À minuit avec tous je dus quitter l’école

Sans avoir de Laguerre entendu la parole

Réflexions sur la graphologie,

D’abord je constate l’exactitude étonnante de quelques unes des appréciations Boutron6, qui ne peut guère s’expliquer qu’en admettant qu’il savait de qui étaient les topos. Cependant, je ne veux pas dire de mal de la graphol [graphologie] car j’y crois jusqu’à un certain point. M. Boutron a été l’observateur habile dont je parlais l’autre jour et qui devait deviner Barrois7 rien qu’à sa manière d’écrire une adresse !

N’allez pas cependant juger d’un Monsieur par le commencement de sa lettre ; elle sera toujours aussi voisine de la régularité parfaite que cela est possible à son auteur. Mais si cette régularité se poursuit jusqu’à la signature, on pourra classer l’auteur à coup sûr dans les Barroisiacés. Si au contraire la plume s’est bientôt lassée des entraves qu’on lui imposait et imitant la mienne s’est livrée à des ascensions et à des descentes par trop libres, ce sera bientôt plutôt la qualification de Bienaimétacé8 qui lui conviendra ; et de même de mille intermédiaires entre ces deux cas extrêmes. Si l’on voulait juger par exemple ta dernière lettre par sa première ligne, tu serais rangée sous la rubrique Barrois ; tes m et tes n (dans cette ligne seulement) semblent faits avec des pistolets de Lilliputiens. Tout au plus un m, dont les trois jambages ne se terminent pas sur une même horizontale, dénoterait-il l’indépendance de ton caractère. Mais dans le 3e vers quel changement ne voit-on pas déjà ! Les courbes arrondies ont fait place à des angles vifs et il m’est plus difficile que jamais, trahi que je suis par ma mémoire, d’opter entre les quatre hypothèses suivantes relatives au nom du grand graphologue ; Bontron ? Boutron ? Bontrou ? ou Boutrou ? Puis bientôt la ligne se brise, grimpe au ciel et redescend à la cave l’origine de l’assertion Boutron à l’égard de tes prompts enthousiasmes et de tes brusques découragements, à moins qu’on ne veuille voir une autre de cette particularité de ton caractère dans la manière dont tu lances tes boucles à droite ou à gauche comme si rien ne devait t’arrêter.

Autre question ? Pourquoi les femmes, dont l’esprit se livre plus facilement que le nôtre à des opérations intellectuelles désordonnées, ont-elles, toutes choses égales d’ailleurs, moins de caprices calligraphiques que nous de sorte que l’on prendrait leur écriture (rien de la tienne, bien entendu) pour celle d’un notaire dont on regarderait les chefs d’œuvre à travers le gros bout d’une lorgnette. C’est que si elles sont moins esclaves que nous de la ‘logique’ (expression impropre) elles le sont bien plus que nous des convenances sociales et qu’elles n’écrivent pas un plein ou un délié sans se demander si la forme qu’elles lui donnent inspirera d’elles une opinion suffisamment favorable. Ce sont ces différences qui font que toute bonne classific. graph. [classification graphologique] doit d’abord séparer les sexes.

Pour mon compte, je trouve que les principaux traits de mon caractère sont reconnaissables à mon écriture. Le défaut de la faculté d’attendre à la façon dont je réduis à peu de chose la dernière lettre de chaque mot. La bongarçonité à la mollesse des contours que la première influence vient seule corriger ; regarde mes r et mes u qui rappellent l’w grec et non le W allemand comme les tiens. Mais en revanche voilà la façon dont mes lignes se disposent comme des mobiles9 tout frais émoulus de leur village (quelle différence avec l’alignement prussien des lignes de Barrois) voilà cette particularité qui trahit l’absence absolue chez moi des sentiments bureaucratiques si répandus dans la nation française et qui fait de mon écriture la véritable écriture gauche républicaine. L’écriture Union républicaine10 aura des formes plus élancées mais avec des pleins excessivement marqués. Les boucles présenteront à la partie supérieure des points de rebroussement, et ces caractères seront d’autant plus accusés qu’on ira plus à gauche ; regarde les fac-simile des ordres de Marat.

L’écriture centre-gauche ne présentera aucun caractère bien tranché ; les dernières lettres seront bien formées ; mais de temps en temps un jambage un peu plus long que les autres trahira des velléités libérales.

Par exemple une fraction de l’Assemblée où on trouvera les variétés les plus opposées, ce sera le centre droit. Là nous verrons l’écriture que nous avons appelée Barroisiacée, sous la plume des petites gens du parti, de ceux qui ne sont ni ducs, ni académiciens. Se rapprochant de la première par la régularité générale, il est probable que l’écriture Brogliacée11 en diffère par les dimensions des lettres qui ne doivent pas avoir l’air d’avoir été écrites par un duc trop économe de papier, et par des fioritures ornant l’e final de chaque mot et destinées à attirer l’attention du lecteur sur chacune des profondes pensées de l’auteur, comme les décorations attirent les yeux du passant sur la poitrine de l’auteur. Je me figure l’écriture de Bocher12 maigre, sans pleins, avec des boucles longues, étroites et présentant quelques parties tremblées, tenant à ce que l’auteur a eu en les écrivant quelque pensée qui a troublé ses nerfs.

Dans un autre genre, les nerfs de M. Buffet13 se manifesteront par des parties surchargées, elle sera élancée sans doute mais ne présentera partout que des angles et sera aussi pointue que l’écriture Brogliacée était académiquement arrondie.

Nous rattacherons au genre centre droit l’écriture Albertgilliacée14 ou écriture sceptique ; on croirait qu’il a écrit deux fois ses lettres en repassant la seconde fois un peu à côté des premiers traits et chaque plein se perd en teinte fondue dans le blanc du papier. Comment s’étonner qu’avec de pareilles différences dans les écritures de ses membres, le centre droit ait été pendant 5 ans en majorité et ait toujours eu la minorité.

L’écriture légitimiste est régulière ; boucles très élancées et rappelant le facies de Don-Quichotte sur sa Rossinante, inclinaison des lettres constante et assez grande. Ne diffère de l’écriture féminine que par des nuances assez délicates à saisir. Exception – écriture Loyolacée15. Enfin l’écriture bonapartiste ; rien d’arrondie, se rapproche de l’écriture radicale par les traits caractéristiques de l’activité ; assez grande lisibilité, sauf pour les chiffres qu’il est bon de s’habituer de bonne heure à écrire de manière à pouvoir les surcharger facilement. Exception – écriture Plonplonacée16, qui est toujours tremblée comme si un coup de canon autrichien avait retenti à l’horizon.

 


  1. Le haut de la lettre porte l’inscription manuscrite de la main de Poincaré : « Je viens certainement mercredi ». Il est difficile de déterminer précisément quel était le destinataire de cette lettre. Le ton très libre ainsi que les références à Émile Boutroux laissent supposer qu’elle était plutôt adressée à Aline Boutroux. De la même manière, la situer dans une continuité chronologique s’avère relativement ardu : en effet, la référence au député Édouard Bocher laisse supposer que la lettre a été rédigée avant les élections législatives de février 1876 et non en 1877. Bocher était en effet ensuite devenu sénateur (voir la note 10 ci-dessous) ; cependant, dans le même temps, les propos de Poincaré sur la graphologie – que l’on retrouve dans d’autres lettres – semblent l’inscrire dans une trame temporelle liée à l’année 1877. En l’absence d’autres éléments j’ai décidé de m’en tenir à cette seconde option.

  2. Auguste Daubrée était le directeur de l’École des mines et un parent éloigné de la famille Poincaré. Pour plus de détails, voir la lettre 92.

  3. Il s’agit bien-sur de l’adresse de l’École des mines.

  4. Polytechnicien, ingénieur des Mines, le géologue et minéralogiste Achille Delesse avait commencé sa carrière de professeur à la Faculté des sciences de Besançon.

  5. Antonin Poincaré.

  6. Poincaré écrit bien Boutron. Aline Boutroux mentionne dans ses mémoires qu’Émile Boutroux était féru de graphologie et que lors de son passage à la Faculté des lettres de Nancy il était fréquemment invité, lors de soirées familiales et amicales, à faire des démonstrations de son expertise dans ce domaine [A. Boutroux 2012, chap. XXVII]. Ici il est question des stratégies tortueuses pour récupérer des échantillons d’écriture manuscrite de plusieurs proches.

  7. Surnom de Raymond Poincaré.

  8. C’est là une référence explicite à Émile Boutroux et aux affres sentimentaux que traversait la sœur de Poincaré à cette période : Aline était alors secrètement amoureuse du jeune philosophe et elle avait avec son frère et son cousin Raymond de fréquentes discussions sur la supériorité du mariage d’amour sur le mariage de raison, en opposition directe avec ses parents et le reste de sa famille. Sur cette question, voir [A. Boutroux 2012, chap. XXVIII].

  9. Mobile : garde mobile.

  10. Le mouvement de la Gauche républicaine rassemblait à l’Assemblée nationale les républicains modérés de tendance libérale – les opportunistes – tels Jules Grévy, Jules Simon ou Jules Ferry. L’Union républicaine s’était quant à elle constituée lors des élections législatives de 1871 autour de républicains radicaux, plutôt hostiles à la signature du traité de paix avec l’Allemagne. Elle comptait notamment parmi ses rangs Louis Blanc, Victor Hugo, Edgar Quinet ou Georges Clémenceau. Au fil des années 1870, ce mouvement se rapprocha progressivement des républicains modérés, ce qui devait déboucher sur sa scission lors des élections législatives de 1876.

  11. Référence au monarchiste Albert de Broglie.

  12. Édouard Bocher était un homme politique de centre droit bien connu dans les années 1870.

  13. Il est question ici du député Louis Buffet.

  14. Référence à Albert Gille.

  15. Poincaré fait sans doute référence ici à Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des jésuites.

  16. Il s’agit d’une référence au prince Napoléon-Jérôme Bonaparte, cousin germain de Napoléon III. Surnommé affectueusement Plom-Plom par sa mère dans sa jeunesse, le sobriquet ridicule de Plon-Plon ne le quitta jamais durant toute sa vie. Il fut sénateur lors du Second Empire et député bonapartiste à partir de 1876.

Titre
Henri Poincaré à Aline Boutroux - février 1877
Incipit
Avant tout, c'est le principal ...
Date
1877-02
Identifiant
L0282
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Graphologie
fr Visites familiales et amicales
fr Groupes politiques de l’Assemblée nationale (1877)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
5
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
6
Mots d'argot polytechnicien cités
Botte
Major
Topo
Dévisser / Dévissage
Numéro
282
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Aline Boutroux - février 1877 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/3784