LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - février 1878

[Février 1878]

Comment tu parles de passer ma thèse avant Pâques; mais cela est impossible. Je doute fort que Darboux, du train dont il y va ait fini dans 15 jours; il faut ensuite que Bonnet la voie ; Bouquet voudra peut-être la revoir encore. Puis l’impression prend bien trois semaines. Enfin j’aurai probablement à y faire des corrections et surtout des additions. Car Darboux dit qu’il faudrait mettre des exemples pour rendre le tout plus clair; enfin et peut-être aurai-je à ajouter tout un chapitre si une idée que j’étudie en ce moment et qui se rattache directement à ma thèse me donne les résultats que j’attends ; ils voudront probablement la revoir après les corrections faites ; de sorte que c’est tout au plus si nous serons prêts avant mon départ1.

Quant à l’histoire de Vesoul, elle me plonge dans la plus profonde stupéfaction. Comment veux-tu que je sois nommé ingénieur sans avoir remis de mémoires de 2de année2, ce serait renverser tout le ministère des Trav. P [Travaux publics]. Je ne peux pas passer avant mes camarades, c’est absolut [absolument] évident. Mais ce n’est pas tout, mes anciens seront nommés avant que j’aie passé mes examens et comme il n’y a que 3 places, il faudra bien que Roche prenne Vesoul ; mais je crois que cela ne l’amuse pas de sorte qu’il y aura sans doute moyen, si cela me convient, de permuter avec lui l’année prochaine. M. Bizalion3 croit sans doute que cela se passe comme dans les ponts4 où on peut choisir entre une mission à l’étranger et une résidence immédiate. Si je vois Roche ce soir, je vais tâcher de le sonder5.

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Jeudi soirée intime chez Mme Dorvault à l’occasion du mariage civil de 9 h ½ à minuit.

Assistants : M. et Mme Dorvault Me Daniel Mlle Aimée Dorvault6M. et Me Rinck père – M. et Me Rinck jeunes7M. et Me BatailleM. Rinck FélixMlle C. Rinck – Les 3 Dlle s Hareng et leur mère – de Boucheporn – un jeune homme à moustaches noires – un jeune gringalet – un aspirant à la magistrature, cousin de la famille – Le curé de St Gervais – la dame du rez-de-chaussée.

J’ai dansé 1 fois avec Me Rinck jeune – 1 fois avec Mlle C. Rinck, 2 f. a__ [2 fois avec] Mlle Dorvault – 2 f avec chacune des Dlle s Hareng – 1 f avec la dame du rez-de-chaussée.

Me Rinck jeune8 m’a parue plus jolie que la 1ère f. elle est décidément très bien f. [faite] et semble très gentille. Mlle D.9 est fort jolie mais a malheureusement hérité du nez maternel. Elle semble fort intell [intelligente]. Elles valsent très bien toutes deux.

M. Dorvault semble assez entêté. D’ailleurs Élie10 l’a dit sans ambages. Il veut absolut [absolument] faire quêter dans les bancs du clergé ce q [qui] fait jeter les hauts cris au curé de St Gervais. J’ai eu avec lui une longue conversation sur les bismuths11.

M et Me Rinck jeunes continuent à s’aimer beaucoup.

Élie m’a raconté l’histoire suivante.

Quand Octave12 eût refusé, je parlai à M. Dorvault de toi ; mais comme il est fort entêté (tu peux remarquer qu’il ressemble à M. Thiers ou du moins lui ressemblerait s’il remplaçait ses lunettes bleues par des lunettes quelconques) il me dit : Vous êtes artilleur, il vous faut un artilleur ; à la rigueur je me contentais d’un sapeur, mais il vous faut un artilleur. Alors je m’adresse à de Boucheporn13 car tu comprends dans ma situa on fait tout ce q [que] veut son b. [beau] père et il me répond évasivement. Alors je m’adresse à Dillet qui accepte ; sur ces entrefaites, arrive l’accepn définitv [l’acceptation définitve] de de Boucheporn qui n’avait argué de son protestantisme que p. la forme. Alors comme je ne voulais pas te mettre en 2de ligne, j’ai dit à Dillet qui est tout rond, tout franc, mon cher ami je t’avais pr. [prié] d’être m. g. d’h. [mon garçon d’honneur] mais c’était dans la prévsn [prévision] que de Boucheporn refuserait ; or il accepte et comme il est de mon régiment il passe avant toi.

Hier j’ai été chez le tailleur Olleris ; j’aurai un pardessus lundi soir ; je l’ai essayé dès avant-hier. Il fera aussi donner un coup de fer à mon habit et à mon gilet. J’ai acheté aussi un gibus parce que le mien était cassé de ressort, sale de coiffe et vieilli de forme.

 


  1. Poincaré fait sans doute allusion ici à son voyage d’étude en Norvège et en Suède durant l’été 1878. Il n’imaginait cependant sans doute pas à ce moment qu’il ne soutiendrait sa thèse qu’en août 1879, soit quasiment un et demi plus tard.

  2. Poincaré fait référence au journal faisant suite à son voyage en Autriche Hongrie réalisé durant l’été 1877. Il avait donc beaucoup de retard. L’examen matériel du document d’archives confirme d’ailleurs ce constat : certaines parties du rapport, qui étaient manifestement de la responsabilité de Poincaré, semblent avoir été prises en charge par Marcel Bonnefoy, notamment les plans et dessins de machines. Voir la lettre 283.

  3. Joseph Charles Émile Bizalion était un ingénieur des ponts et chaussées. Né à Nancy, il était depuis 1854 affecté au Service de l’arrondissement de l’Est à Nancy. Voir son dossier de Légion d’honneur aux archives nationales (LH/246/14).

  4. Référence au corps des ponts et chaussées.

  5. Ce long paragraphe fait référence aux affectations de postes pour les élèves sortant de l’École des mines. Renseigné par des réseaux familiaux et amicaux – peut-être par le biais de Bizalion ? – Poincaré avait sans doute appris qu’il était pressenti pour aller faire ses premières armes d’ingénieur des mines dans le sous-arrondissement minéralogique de Vesoul. C’est effectivement ce qui devait se passer environ un an plus tard (Poincaré devait être nommé ingénieur ordinaire à Vesoul le 1er avril 1879), non sans quelques péripéties. En effet, en mars 1879, la famille apprenait quelque peu paniquée qu’il était question de nommer Poincaré à Bône, en Algérie (aujourd’hui Annaba). À cette époque, cette ville était l’une des plus riches du département algérien ; elle disposait d’importantes ressources minières dans le Kouif et dans l’Ouenza et possédait de nombreux équipements industriels (une usine de traitement des phosphates, plusieurs coopératives agricoles, un port de commerce, etc.). Effrayé par cette annonce, Émile-Léon Poincaré fit alors jouer des relations politiques. Il demanda ainsi à deux personnalités politiques de la région – Auguste Bernard (1824-1883), alors maire de Nancy et sénateur des Vosges, et Henry Varroy (1826-1883), ingénieur des ponts et chaussées et sénateur de la Meurthe, d’intercéder auprès du ministre des Travaux publics, Charles Louis de Saulces de Freycinet.

    Particulièrement détaillée, la lettre de Bernard, datée du 12 mars 1879, invoquait les problèmes de santé du jeune homme et la préparation de sa thèse : « Monsieur le ministre, Je viens vous rappeler, ainsi que vous avez bien voulu m’y autoriser hier, la situation du jeune Poincaré qui doit être appelé à un poste d’ingénieur des mines. Il s’agit uniquement d’une question de résidence mais qui peut avoir, pour son avenir, des conséquences très fâcheuses. Ce jeune homme est entré le premier à l’École polytechnique et en est sorti le second. C’est un jeune homme fort distingué mais qui n’est pas d’une santé robuste ; son père, qui est docteur en médecine et professeur à la Faculté de Nancy, vient d’apprendre que, par suite d’une combinaison que je ne puis apprécier, son fils serait menacé d’être désigné pour le poste de Bône (Algérie). Cette nouvelle cause à sa famille une émotion très vive. Connaissant le tempérament de son fils. M. le docteur Poincaré redoute extrêmement le climat de l’Afrique pour son fils et il vous supplie, par mon intermédiaire et celui de Varroy, de prendre sa requête en considération pour qu’il puisse rester sur le continent. On me donne une seconde raison pour appuyer cette requête. C’est que Poincaré prépare sa thèse de doctorat ès sciences mathématiques qui est déjà entre les mains des examinateurs et que la désignation pour Bône le mettrait dans l’impossibilité de soutenir sa thèse, qu’il doit passer dans quelques mois. Il paraît qu’on avait espéré un instant que Clermont et Vesoul seraient vacants, ce qui permettrait à Poincaré d’espérer un de ces postes. Je ne sais quelle combinaison pourrait assurer le succès de la demande que je vous soumets ; mais, les raisons de santé mises en avant par la famille de Poincaré aussi bien que les motifs scientifiques ci-dessus rappelés nous déterminent Varroy et moi à insister vivement par devoir, M. le ministre, pour vous recommander, d’une façon toute spéciale, la supplique du docteur Poincaré. Inutile de vous dire que cette famille est libérale de vieille date et toute dévouée à nos institutions. Veuillez agréer, M. le ministre, l’expression de ma haute considération. »

    Quelques jours plus tard, le médecin assermenté des élèves des ponts et chaussées et des mines faisait parvenir au ministère un certificat attestant que Poincaré était « d’une constitution délicate, qu’il [était] atteint de troubles cardiaques » et « sous la dépendance d’une anémie nettement caractérisée qui [nécessitait] des soins particuliers ».

    Le résultat de ces démarches ne se fit pas attendre. En avril, Poincaré était nommé à Vesoul en tant que chargé du service du sous-arrondissement minéralogique et attaché au service de contrôle de l’exploitation des Chemins de fer de l’Est. Bonnefoy était nommé, comme il le souhaitait, à Clermont-Ferrand. Petitdidier était quant à lui attaché à titre temporaire au service du secrétariat du Conseil général des mines (avant de continuer sa carrière dans le sous-arrondissement minéralogique d’Angers). Enfin, Jules Roche devait être nommé à Nice avant de partir en Algérie pour se joindre à l’expédition transsaharienne du colonel Paul Flatters qui devait connaître un destin tragique .

    Pour plus de détails sur cet épisode, voir le dossier de carrière d’ingénieur de Poincaré, archives nationales, F/14/11417. Voir également [L. Rollet 2010a]. Sur le cursus des élèves ingénieurs à l’École des mines on peut consulter [A. Thépot 1998]. La constitution physique de Poincaré était-elle faible au point d’empêcher sa nomination en Afrique du Nord ? Il est vrai qu’il avait souffert de la diphtérie lorsqu’il avait quatre ans et que cette maladie avait eu des séquelles assez importantes durant plusieurs mois (paralysie des jambes et aphasie notamment). Cependant, une attestation médicale d’Edmond Simonin (1812-1884), professeur à la Faculté de médecine de Nancy et collègue de Léon Poincaré, certifiait en avril 1873 que Poincaré jouissait d’une bonne santé et qu’il n’était alors atteint « d’aucune infirmité ou difformité qui puisse empêcher son admission à l’École polytechnique » (archives nationales, F/14/11417). De même, en tant qu’officier de réserve après ses études, Poincaré devait être soumis à des stages et à des examens médicaux réguliers de 1879 à 1890 et ceux-ci ne mentionnent pas de troubles cardiaques ou d’anémie grave. Seul un rapport de septembre 1879 mentionne, sans plus de détails, qu’il était de constitution faible et de « santé débile » (faible). Archives de l’Armée de Terre, Vincennes, dossier militaire de Poincaré, Yh 254.

  6. Aimée Dorvault était une des trois sœurs de Clotilde Dorvault, l’épouse d’Élie Rinck.

  7. Élie Rinck et son épouse.

  8. Poincaré parle ici sans doute de l’épouse d’Élie Rinck.

  9. Aimée Dorvault.

  10. Élie Rinck.

  11. Le bismuth est un semi-métal blanc d’argent dont les sels et les vapeurs sont toxiques.

  12. Octave Barré.

  13. Pierre René Bertrand de Boucheporn était effectivement artilleur.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - février 1878
Incipit
Comment tu parles de passer ma thèse avant Pâques ...
Date
1878-02
Identifiant
L0293
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Mariage d’Élie Rinck
fr Visites familiales et amicales
fr Voyage d’étude en Autriche et en Hongrie (1877)
fr Voyage d’étude en Norvège et en Suède (1878)
fr Thèse de doctorat
fr Nomination à Vesoul
fr Nomination en Algérie
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
6
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Mots d'argot polytechnicien cités
Ancien
Numéro
293
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - février 1878 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 19 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/3785