LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 12 novembre 1873

[12 novembre 1873]

Jeudi, 5 h ½

Ma bonne maman,

Je n’ai pas pu t’écrire ce matin parce qu’il y a des tas d’histoires. D’abord on nous a prévenus ce matin qu’on rendait les chefs de salle responsables de ce qui se passe dans leurs salles. Badoureau a eu deux consignes parce qu’on avait lancé deux bombes d’eau de sa salle. Alors il a été réclamer et n’a pas encore reçu de réponse ; il est probable que nous donnerons notre démission de sergents. Nous nous sommes réunis ce soir à 5 h ; les anciens en ont fait autant et nous pouvons être sûrs à présent d’agir avec ensemble. Ensuite nous avons été ce matin ranger nos affaires de chimie ; puis nous avons eu une épure ; bref je n’ai pas encore eu une minute à moi depuis ce matin. Il y a encore une autre histoire. Je t’ai dit que le fourrier Ruault1 donnait toujours le quadruple du prix coûtant pour voir la pieuvre2 ou autres choses semblables. Il cherchait ainsi à se faire bien venir3 de ma salle et surtout de moi. Car il faut te dire que Ruault est le major des postes4. Or avant-hier il m’emmène dans un coin et me demande à brûle pourpoint ce que je pense de la cote jésuite5 ; me disant en même temps que les jésuites se croyaient assez nombreux pour la recaler. Je me suis arrangé pour qu’au bout d’une heure, il ne soit pas plus avancé qu’avant. Dans tous les cas je lui ai dit que je ne ferais rien pour lui. « Bien entendu, m’a-t-il répondu, mais je voudrais seulement savoir ton opinion ; dans tous les cas n’en parle à personne ». C’est ce que j’ai fait. Il a continué à nous procurer 40 sous pour la grande source actuelle de nos richesses, à savoir le conscrit gigonnaire ; il faut te dire que le 263e vient d’être nommé ; il est arrivé mardi à l’École et il a d’abord pris la place que tu réserves à Maniguet6 ; rassure-toi, il est passé dans la salle 13. Or il faut te dire que nous lui avons monté la [1 mot illisible] de le montrer pour de l’argent à toute la promotion.

Je suis sorti mercredi avec Élie7 ; je me suis un peu promené avec lui et puis j’ai été chez Mme Valette8 qui a été très gentille. Roger9 m’a écrit pour que nous allions ensemble chez M. Berger10.

Demain seul homme en blouse écrue et en bonnet de coton dans la cour des acas11 avant les manipulations.

On ne sait quand on fera les cotes. Le géné12 et le colo13 ne veulent rien céder de l’exer.

Voici mes notes14

Triangle 17

Épure 14

Discours 14

Dessin 12

Lavis 1

Bachot 50

Calot 3905

Pour Mannheim15 on ne peut rien savoir. Je t’embrasse ainsi que tout le monde.

Henri


  1. Emmanuel Ruault. Comme on le verra dans les lettres qui suivent Poincaré et Ruault eurent un conflit sérieux au début de leurs études avant de faire finalement la paix [Registres des étudiants de l’École polytechnique 2016].

  2. Dans l’argot du 19e siècle le mot pieuvre peut désigner une femme galante, une femme de mauvaise vie, une prostituée et, dans un sens péjoratif étendu, une femme.
    Une autre possibilité serait que Poincaré fasse référence à la pieuvre du Jardin d'acclimatation que l'on pouvait aller voir à cette époque (voir : L'univers du 9 octobre 1873).

  3. Poincaré écrit bien « venir ».

  4. Il s’agit d’une référence au major des élèves issus de l’École Sainte-Geneviève. La loi Falloux de 1850 avait reconnu la liberté de l’enseignement et avait conféré de grands avantages aux associations religieuses qui l’assuraient. Dans son sillage un grand nombre d’écoles et de collèges libres avaient été créés, suivis très rapidement par des établissements spécialisés dans la préparation des concours des grandes écoles (et ne disposant donc que de classes de mathématiques spéciales et supérieure). C’était ainsi le cas de l’École Sainte-Geneviève, fondée par la Compagnie de Jésus, en plein quartier latin, dans la rue des Postes (d’où le surnom donné aux élèves, les postards). En l’espace d’une décennie, cette école devait connaître un très grand succès ; on estime ainsi qu’en 1865 elle avait déjà fourni près de 1 400 admis aux écoles polytechnique, centrale, navale et à l’École militaire de Saint-Cyr [D. Colon 2003, p. 175-176]. Selon Bruno Belhoste, en 1868, 52 admis sur 300 à Saint-Cyr étaient des postards (27 sur 147 à l’École polytechnique, 22 sur 229 à l’École centrale.), ce qui créait des tensions très vives avec les étudiants issus de l’enseignement public [B. Belhoste 2001, p. 127]. Poincaré était entré à l’École polytechnique par la voie publique, le lycée de Nancy ayant été parmi les premiers en province à se doter d’une école préparatoire en 1865. Aussi, en arrivant à l’École polytechnique en 1873 il était très sensible aux enjeux de cet affrontement : les tensions entre républicains et monarchistes étaient alors très vives et le souvenir de la Commune était vivace, d’autant plus que certains professeurs de Sainte-Geneviève avaient été fusillés par les Communards en avril 1871. Les relations tumultueuses avec les postards occupent ainsi une place importante dans sa correspondance familiale : sans être parmi les plus virulents, Poincaré était major de promotion et ne pouvait demeurer neutre dans ce conflit qui agitait les commissions étudiantes. Comme on le verra dans les lettres suivantes il devait prendre fait et cause contre les jésuites au prix de nombreuses manœuvres pas toujours bien comprises de ses camarades et de sa sœur.

  5. La cote jésuite renvoyait sans doute au major de promotion de l’enseignement confessionnel.

  6. Louis Émile Maniguet.

  7. Élie Rinck.

  8. Lors de ses études à Paris, Poincaré fréquentait régulièrement l’entourage d’une vieille cousine éloignée et très riche, Madame Valette (qu’il appelait aussi parfois Madame Vallet). Il était un familier de ses repas du mercredi dans les années 1873-1875. Il ne se privait d’ailleurs pas de les brocarder ou de les mettre en scène dans de petites pièces de théâtre. L’origine du lien de parenté entre les Poincaré et les Valette semble remonter à la fin du 18e siècle. L’arrière grand-père de Poincaré, Jean Nicolas Louis (1770-1850), s’était en effet marié à Hélène Valette (ou Vallet) ; par ailleurs, la sœur de celui-ci, Marguerite-Sophie Poincaré (1773-?), avait épousé Joseph Vallet, un pharmacien qui avait fait fortune en inventant des pilules médicinales. On peut supposer que la famille Vallet dont il est question ici descendait de cette lignée. Voir [A. Boutroux 2012, chap. XXIV].

  9. Il s’agit probablement de Roger Berment, un cousin d’Henri Poincaré, dont il avait été très proche dans sa jeunesse.

  10. Dans ses lettres à sa mère, Poincaré mentionne souvent des visites à une famille Berger. Il ne donne malheureusement aucun détail permettant d’identifier précisément cette famille. On peut cependant raisonnablement supposer que la famille Berger était liée à la famille de Pierre Henry Mauger, un camarade de promotion de Poincaré : le père de celui-ci, Pierre François Louis Mauger, avait en effet épousé Marguerite Henriette Berger et les nombreux récits de visites mondaines de Poincaré associent régulièrement les deux familles. Peut-être s’agissait-il de la famille de Roger Berger.

  11. La cour des acas était une cours de l’École polytechnique ornée d’arbres. Se faisant l’écho de l’humour des polytechniciens, dans son roman Sans dessus dessous, Jules Verne, mentionne que l’origine de ce nom venait du fait que cette cour n’avait pas d’acacias.

  12. Jusqu’en 1873, le général commandant l’École polytechnique en 1873, était Frédéric Juste Riffault. C’est le général Jean Durand de Villiers (1814-1886), polytechnicien (promotion 1833) formé à l’École d’application de l’artillerie et du génie de Metz, qui succéda à Riffault en 1873. Il occupa ce poste jusqu’en 1876, après quoi il prit part aux travaux concernant la réorganisation des frontières.

  13. Henri Putz, qui assurait cette fonction à titre provisoire depuis 1872, devait être remplacé par  Félix Aimé Protche.↩

  14. Ce sont les notes obtenues par Poincaré aux compositions écrites de l’examen d’entrée à l’École polytechnique (voir l’illustration page 27). Le terme « triangle » renvoie à l’examen de résolution du triangle et de calcul logarithmique, celui d’épure à l’examen de géométrie descriptive et le discours correspond à l’épreuve de composition française. Les 50 points de bachot constituent la prime attribuée aux candidats titulaires du baccalauréat ès lettres. Le terme de « culot », qui vient de l’argot, désigne la fin ou le dernier ; il s’agit du total de ses notes aux examens écrits (961) et oraux (2944). On peut supposer que la référence à Amédée Mannheim concerne sa note de composition mathématiques qui n’apparaît pas dans cette liste et pour laquelle il avait obtenu un 20. Le bulletin de notes est reproduit à la page 28. On le trouve également dans le Livre du centenaire de la naissance d’Henri Poincaré [Collectif 1955, 255].

  15. Amédée Mannheim en 1873-1874 était en charge du cours de stéréotomie.

 

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 12 novembre 1873
Incipit
Je n'ai pas pu t'écrire ce matin ...
Date
1873-11-12
Identifiant
L1873-11-12-HP_EP
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Affaires diverses (polytechnique)
fr Affaire des postards
fr Visites familiales et amicales
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Cote (dans les archives)
L.A.S., 4 p. Collection privée, Paris
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
1
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Mots d'argot polytechnicien cités dans l'apparat
Épure
Numéro
0003
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 12 Novembre 1873 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 20 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/3874