LettreHenri Poincaré à Aline Boutroux - 28 janvier 1877

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Parallèle de Barrois2 et de Caton d’Utique3.

Ne pas s’étonner que le jeune Barrois ait été 3e en dissertation latine ; car nul n’ignore que toutes les dissertations latines sont sur le même sujet, à savoir une amplification des théories stoïciennes de Sénèque, dans une langue plus ou moins barbare. Or quel est le moderne qui peut le mieux exprimer ces idées que celui qui les met constamment en pratique et qui n’écrit pas ses tirades sur le mépris des richesses sur une table d’or. Les partisans de la métempsychose verraient en lui une nouvelle incarnation de Caton d’Utique ; mais en y regardant de bien près on verrait en lui une image de ces arbres du parc de Versailles qu’une main barbare a taillés en forme d’oiseau ou de quadrupèdes et qui ne demanderaient pas mieux que de reprendre leur forme naturelle s’ils ne subissaient des émondages perpétuels. Mais ici c’est la victime elle-même qui tient le sécateur. Il est classique dans la vie comme Delille ou Ducis4 en littérature et un observateur habile discernerait tous les détails de sa nature rien qu’à la manière dont il écrit une adresse.

Portrait d’Énila5

Énila Éracniop se plaint souvent de son sexe qui l’attache au rivage et l’arrache aux fortes études qu’elle rêverait d’entreprendre6. Elle a tort ; avec son sexe, elle perdrait la vive sensibilité, le tact parfait des choses de la vie sociale qui distingue toutes les femmes ; et qui se trouvant unis à la Wissenschaftlichkeit qui la distingue de toutes les femmes, font l’originalité de son génie.

Mais après avoir reconnu avec toute la galanterie dont je suis susceptible, les délicates qualités du sexe faible ; il m’est permis sans doute de rappeler que sur quelques points il est inférieur à la plus laide moitié du genre humain. D’abord en général il ne brille pas par la logique et quand les femmes se piquent de logique, elles poussent les conséquences de leurs raisonnements si loin, qu’on en vient à regretter le moment où elles avaient d’autres caprices que celui de la logique.

Énila Éracniop n’est pas à l’abri de cette loi générale, mais le caprice de la logique lui prend plus souvent que beaucoup d’autres ; les femmes en général ont grande confiance dans leur petit cerveau et s’imaginent qu’elles pourront inventer le monde sans ouvrir les yeux. Cette confiance est naturelle, puisqu’elle est justifiée souvent chez beaucoup d’entre elles, plus souvent chez celle qui nous occupe en ce moment. Mais elle a le tort d’être aveugle et comme les jugements que les femmes portent sur toutes choses sont subjectifs ; ils sont influencés à chaque instant par la sensibilité si vive chez elles. C’est pourquoi les femmes sont si inférieures aux hommes sur le terrain scientifique, les égalent quelquefois quand elles veulent s’en donner la peine dans différentes branches de la littérature et les surpassent quelquefois dans les arts.

Énila ne partage que quelques-unes des propriétés de la femme ; c’est ce qui fait qu’elle réussit presque également bien dans les trois branches de l’activité humaine. Mais si elle veut réussir tout à fait, elle doit bien se persuader qu’elle doit mettre un frein à son imagination, qu’une idée séduisante n’est pas toujours exacte, et qu’il y a en dehors d’elle d’autres personnes dont le jugement mérite confiance. En un mot elle doit s’imaginer toujours qu’un sévère Barrois, auquel la galanterie ne commanderait pas l’indulgence, est prêt à juger tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle fait. Un mélange à proportions convenables de Barrois et d’Énila donnerait la perfection. Mais un pareil mélange est-il possible ? Par exemple, si Barrois embarrasse tant les partisans du libre arbitre, combien les phénomènes Énilesques leur sont favorables ! Mais les déterministes y verraient un modèle unique : le sentiment de sa supériorité, la conviction qui serait insupportable chez une personne moins réellement supérieure et moins aimante qu’elle. Chez elle la prétention d’imposer sa volonté à tous, un des caractères les plus constants du sexe faible, est quelquefois justifiée par l’expérience mais elle n’est pas fondée sur elle et Énila ne doit pas oublier que la science de la vie comme toutes les sciences doit avoir l’expérience pour base.

 


  1. Cette lettre est la suite de la lettre précédente.

  2. Surnom de Raymond Poincaré. Voir la lettre 271.

  3. Caton d’Utique (95-46 av. JC) – ou Caton Le Jeune – était un homme politique romain contemporain de Jules César. Arrière petit-fils de Caton l’Ancien, ce stoïcien était connu par l’austérité de son caractère et la rigidité de ses mœurs. La comparaison que dresse Poincaré avec son cousin Raymond n’est donc guère à son honneur.

  4. Poincaré fait ici référence à deux hommes de lettres du 18e siècle : le poète et traducteur Jacques Delille et l’écrivain, dramaturge et poète Jean-François Ducis (1733-1816).

  5. Énila Éracniop est l’anagramme d’Aline Poincaré.

  6. La sœur de Poincaré était très désireuse de faire des études et dans ses mémoires elle décrivait son frère comme un précepteur attentif lors de la préparation des examens scolaires ; par ailleurs, on trouve dans la correspondance de Poincaré plusieurs lettres dans lesquelles celui-ci donne des explications scientifiques à sa sœur (voir ainsi la lettre 285). Cependant, comme pour la plupart des jeunes filles de cette époque, ces ambitions furent contrariées par sa famille, au nom de considérations proches de celles développées par Poincaré dans cette lettre. Aline Boutroux put tout de même exercer des activités d’enseignement dans l’enseignement primaire supérieur avant son mariage. Voir [A. Boutroux 2012].

Titre
Henri Poincaré à Aline Boutroux - 28 janvier 1877
Incipit
Parallèle de Barrois et de Caton d'Utique.
Date
1877-01-28
Identifiant
L0276
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Graphologie
fr Portrait graphologique d’Aline Poincaré
fr Portrait graphologique de Raymond Poincaré
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
5
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Numéro
276
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Aline Boutroux - 28 Janvier 1877 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 19 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/3989