LettreHenri Poincaré à Aline Boutroux - 28 janvier 1877

28 janvier [1877]

Ce papier imprégné des senteurs barroisiques1,

Dont l’esprit et le cœur sont très philosophiques

Devra-t-il recevoir chez toi le même accueil

Que celui qu’à Nancy, tous les jours, j’ai coutume

De faire transporter ; mais, hélas, pas à l’œil.

Je crois que mon esprit va tomber dans la brume,

Si je ne cesse enfin de rimer de travers

Bonne prose vaut mieux que méchants vers.

Tu recevras demain la longue philippique2

De l’illustre Raymond qui prend la liberté

De trouver son portrait mauvais et peu flatté.

Il espère sans doute, en un laïus attique3

Te ramener pour lui vers d’autres sentiments.

Trouveras-tu chez lui deux ou trois éléments

Qu’un premier examen d’un être aussi bizarre

T’avait fait oublier.

Il ne faut pas plier,

Devant cette bagarre4.

Réponds lui sans tarder comme il l’a mérité :

Quand tu vas chez un photographe

Ne lui reproche pas de n’avoir pas flatté…

Puis un superbe paraphe.

« L’exactitude est la politesse des photographes ».

« En ma qualité d’investigateur et de philosophe, je me suis adressé à M. Brisecachet directeur général du Cabinet Noir, qui m’a procuré l’opuscule en question et qui m’a promis d’user de son influence sur Mlle Anastasie directrice générale de la Censure, pour en faire interdire le colportage5. Je suis prêt d’ailleurs à t’attaquer en diffamation ; fort heureusement la preuve n’est pas admise dans ces sortes de procès, sans quoi il te serait trop facile de prouver la vérité de tes allégations ».

Une belle dissertation à faire au sujet de Barrois, serait une étude des modifications que cet animal objet de nos études doit apporter à la notion que nous possédons du libre arbitre. En effet il semble ne faire usage de cette faculté que pour obéir à des lois aussi inéluctables que celles de la physique.

Il en a fait usage, veux-je dire, une seule fois, dès qu’il est arrivé à une pleine possession de lui-même, et cela a été pour l’aliéner complètement. Aussi ne faut-il pas l’accuser d’entêtement lorsqu’il refuse obstinément de reprendre d’un plat dont on lui a servi une première fois une part peu copieuse (je cite un exemple entre mille). Il n’est pas responsable il obéit à la loi qui s’énonce ainsi :

Jamais rien tu ne reprendras

Ni boisson ni nul aliment

Ainsi fait-il des sacrifices avec si peu d’effort qu’il faut de la réflexion pour lui en savoir gré. Hier cependant il a changé d’opinion sur une question. Il était d’avis et que je ne me mariasse point et que tu ne t’embarrasses pas non plus d’un mari (car il respecte les lois de la grammaire comme celles de la virilité puérile et honnête).

L’éloquence de Got David Sichel6 l’a pleinement convaincu de l’absurdité du célibat7.

Nouvelle analyse de Barrois ; due à Bivot

Mystère8 50.
Boileau 20.
Horace 10.
Éléments inconnus jusqu’à nos jours et auxquels nous donnerons les noms de Barroisium, etc.

- 20.

  100

(1) à savoir la régularité dans le travail et la propriété de n’être ni un fou ni un crétin. Toutefois l’influence du mystérium y est tempérée par l’amour du beau complètement inconnu chez le mystère pur et qu’il possède, soit qu’il lui soit venu naturellement, soit qu’il soit convaincu qu’il est bienséant de le posséder. Un autre trait de la ressemblance entre Mystère et Barrois c’est qu’il est aussi impossible de se figurer Mystère amoureux que Barrois dans la même situation ou en général en proie à une émotion violente.

Si [la lettre semble inachevée].

 


  1. Surnom de Raymond Poincaré.

  2. Une « philippique » est un discours violent contre quelqu’un. Ce terme fait écho aux Philippiques, une série de discours prononcés par l’orateur athénien Démostène contre Philippe II de Macédoine. On trouvera ce portrait très satirique de Raymond Poincaré dans la lettre suivante, datée du même jour.

  3. L’adjectif « attique » désigne ici la finesse et la délicatesse (d’un discours).

  4. Le ton de la lettre laisse entendre qu’Aline Boutroux était fâchée contre Raymond Poincaré. La lecture de son journal de souvenirs – dans lequel elle évoque de manière très positive son cousin – donne le sentiment qu’il s’agissait sans doute d’une brouille très passagère.

  5. Durant leurs vacances dans la maison familiale d’Arrancy, Henri Poincaré et sa sœur jouaient avec leur cousin Louis Comon, à un jeu simulant le gouvernement d’un pays imaginaire, la Trinasie. Tous trois se répartissaient les responsabilités et les portefeuilles ministériels. Peut-être Poincaré se fait-il ici l’écho de ces souvenirs d’enfance ? Voir [A. Boutroux 2012, chap. XI].

  6. Il manque sans doute un mot. Il faudrait lire : « L’éloquence de Got en David Sichel ». Voir la lettre 271.

  7. Le comédien Edmond Got avait incarné le personnage du rabbin David Sichel dans la pièce L’ami Fritz d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian en décembre 1876.

  8. Dans plusieurs lettres de cette époque, Poincaré fait de fréquentes allusions à Mystère, une personne de son entourage. Divers indices laissent supposer qu’il s’agissait de son camarade de promotion à l’École polytechnique puis à l’École des mines, Marcel Bonnefoy.

Titre
Henri Poincaré à Aline Boutroux - 28 janvier 1877
Incipit
Ce papier imprégné des senteurs barroisiques ...
Date
1877-01-28
Identifiant
L0275
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Graphologie
fr Portrait graphologique de Raymond Poincaré
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
5
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Mots d'argot polytechnicien cités
Laïus / Laïusser
Numéro
275
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Aline Boutroux - 28 Janvier 1877 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 25 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/4330