LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 22 juin 1874

[22 juin 1874]

Ma chère maman,

Je n’ai pas profité de la prolonge d’hier par la raison qu’il n’y en avait pas. Ma consigne n’étant pas marquée, je suis sorti le matin à 8 h. A 7 h nous avions eu revue du géné ; qui s’est terminée par un laïus ainsi conçu : MM., ce n’est pas une faute que vous avez commise, c’est un crime ; il est prévu par l’article 2K+1 du code de justice militaire ; la dégradation d’édifices publics est punie de 2 à 5 ans de travaux publics. Vous, les bons sujets de la promotion, il faut brimer les fauteurs de désordre ; il faut taper dessus et s’il n’y avait que les anciens, j’accorderais volontiers une prolonge, dix prolonges ; s’il le fallait ; mais aux conscrits, rien. Le mot brimer, et le mot taper dessus ont été accueillis par une rumeur désapprobative. Un dernier effort n’a pas été couronné de succès. Arrivés chez les Rinck, M. Rinck nous fait part de l’heureuse idée qu’il a eu de compléter tes archives par le topo infirm. Je lui dis que tu me l’as écrit ; il est enchanté et il m’engage à t’envoyer un topo de linge. Les événements ne se pressent pas pendant la matinée. Nous allons à la messe et nous en revenons ; tels sont les deux plus saillants ; la discussion s’engage successivement sur les vignettes des timbres fédéraux et des timbres confédérés, sur les chances de Saltarelles, de Trent et de Mignonette1.

À 12 h 45 je vais trouver Albert2 à la gare et nous allons à la gare St Lazare reprendre le train de Suresnes pour rejoindre les Rinck. La gare St Lazare est encore en révolution3 ; mais Gambetta n’y est plus pour rien. Les bataillons et les escadrons ont entièrement disparu ; seulement cohue et chiade4 insensées. Nous nous sommes pressés pour arriver au train de 1 h ½ ; mais nous sommes encore en avance ; car le train de peut partir qu’à 1 h 50 ; à cause de la chiade. Néanmoins nous ne sommes pas trop chiadés5 ; nous faisons prendre nos billets par un piou6 qui se trouvait là et nous arrivons à temps sans nous presser. On entend des cris ; des bousculades ; des types qui crient parce qu’ils ont des 1ères et qu’on les fourre en 2des ; tandis qu’on fourre en 1ères ceux qui ont des 2des etc. ; nous arrivons enfin à Suresnes, puis au bois de Boulogne où nous trouvons encore moyen de faire prendre nos billets par un cocon ; et nous arrivons à temps pour voir Figaro II gagner franc-tireur. Là dessus il prend à Albert un vaste saignement de nez qui dure une heure ; enfin nous traversons la piste et nous commençons à rechercher les Rinck, qui nous ont donné rendez-vous près des voitures des cotes. Mais comme il y a environ 30 000 types réunis près des voitures des cotes7 ; ayant chacun un espace d’une dizaine de décimètres carrés, à leur disposition et au milieu d’une sorte de ville de voitures ; avec des rues, des ruelles, des places, des passages ; nous ne trouvons pas les Rinck.

Nous commençons alors à nous placer pour voir le grand prix ; nous assistons d’abord à un combat entre la police et la foule ; la foule avec l’intelligence qui la caractérise voulait à toute force faire la haie autour de la piste que ne devaient pas suivre les chevaux et boucher ainsi celle qu’ils devaient suivre ; ensuite nous voyons l’Anglais nous gagner lentement ; puis nous entendons la foule avec l’intelligence qui la caractérise répéter 2K + 1 fois le calembourg suivant : c’est 14 qui gagne ; non c’est 30.

Nous nous approchons ensuite des tribunes où on voit des tas de belles toilettes qui ont toutes l’air de mauvaise humeur ; à la tribune de Mac8, on voit les ambassadeurs birmans et un scheik arabe quelconque ; Mac arrive à la fin avec la Mac9, et nous, nous filons sans attendre la dernière course ; de crainte de la chiade. Elle est néanmoins considérable ; nous faisons encore prendre nos billets par un cocon et nous arrivons sans encombres ; puis je quitte Albert.

De retour j’apprends que les Rinck viennent de gagner la somme folle de 10 frs sur Trent et sur Bertrand. Les événements recommencent à ne pas se presser ; on rouvre l’album de timbres ; le temps repasse et nous rentrons au pas de grande ratitude. Par suite d’une combinaison nouvelle je serai libre le 22 au soir au lieu du 24 à midi ; le samedi soir au lieu du lundi matin.

Vous ne recevrez pas de bulletin. Il était bien évident a priori que le temps de pioche était organisé comme en février.

 


  1. Il s’agit ici des noms de chevaux de courses.

  2. Albert Gille.

  3. Voir la lettre 74.

  4. Dans cette lettre, Poincaré utilise le mot chiade dans le sens argotique de bousculade.

  5. Bousculés.

  6. Piou : terme d’argot désigant un soldat d’infanterie. L’usage était plutôt de dire un pioupiou.

  7. Voitures des cotes : voitures des paris ou des parieurs.

  8. Patrice de Mac Mahon.

  9. Élisabeth de Mac Mahon.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 22 juin 1874
Incipit
Je n'ai pas profité de la prolonge d'hier ...
Date
1874-06-22
Identifiant
L0078
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Chahuts étudiants
fr Visites familiales et amicales
fr Événements de la gare Saint-Lazare (juin 1874)
fr Courses hippiques
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
2
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Numéro
078
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 22 Juin 1874 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 29 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/4336