LettreHenri Poincaré à Anders Lindstedt, 25 août 1883

Paris 25 Août 1883

Monsieur,

Merci de votre aimable lettre à laquelle je m’empresse de répondre. Je ne crois pas vous avoir écrit qu’il y avait des termes séculaires quand \(\lambda\) est multiple de \(m\); et si je l’ai fait c’est par inadvertance; j’ai dit que ces termes se présentent quand \(m\) est multiple de \(\lambda\) et j’aurais dû dire de \(\frac{\lambda}{2}\). Voici l’analyse par laquelle j’arrive à ce résultat, analyse que je croyais connue mais qui ne doit pas l’être, puisque vous qui êtes si bien au courant de ces questions, vous ne semblez pas la connaı̂tre.1

Faisons \(\lambda=1\) pour plus de commodité. Soient \[x=\phi(t)\qquad y=\psi(t)\] deux intégrales de l’équation \[\frac{d^2x}{dt^2}+x(n^2-2\beta\cos t)=0.\] Soit \[x'=\phi(t+2\pi)\qquad y'=\psi(t+2\pi)\] on aura: \[x'=\alpha x+\beta y\qquad y'=\gamma x +\delta y\] \(\alpha\), \(\beta\), \(\gamma\) et \(\delta\) étant des constantes telles que \(\alpha\delta-\beta\gamma=1\). \(\alpha+\delta=2\cos 2m\pi\) est indépendant du choix des deux intégrales \(x\) et \(y\); disons en passant que \(\alpha+\delta\) est développable suivant les puissances de \(n^2\) et de \(\beta\) en une série qui est convergente quelles que soient les valeurs de ces variables.2

Si \((\alpha+\delta)^2\)3 \(4\), on peut choisir \(x\) et \(y\) de telle façon que:4 \[x'=\alpha x\qquad y'=\delta y\] \[\beta=\gamma=0\qquad\alpha=e^{2im\pi}\qquad\delta=e^{-2im\pi}\] On en déduit:5 \[x=e^{imt}\phi_1(t)\qquad y=e^{-imt}\psi_1(t)\] \(\phi_1\) et \(\psi_1\) étant des séries de cosinus et de sinus des multiples de \(t\).

Si donc \(m\) est réel, ce que nous supposerons, il n’y a pas de terme séculaire. Mais \((\alpha+\delta)^2\) est différent de 4 toutes les fois que \(m\) n’est pas un multiple de \(\frac{1}{2}\) (ou de \(\frac{\lambda}{2}\) en général). Ainsi il n’y a pas de terme séculaire quand \(n+m\) ou \(n-m\) est multiple de \(\lambda\).

Supposons maintenant \((\alpha+\delta)=\pm 2\); dans ce cas on pourra choisir \(x\) de telle façon que:6

\[x'=\pm x\qquad y'=\pm y+\gamma x\] \[\alpha=\pm 1\qquad\delta=\pm 1\qquad\beta=0.\qquad m\equiv 0 \text{ ou }\frac{1}{2}\text{ mod } 1.\] Mais en général on ne pourra pas choisir \(y\) de telle façon que \(\gamma\) soit nul. On déduit de là: \[x=e^{imt}\phi_1(t)\qquad y=e^{imt}\left[\psi_1(t)+\frac{\gamma}{2\pi}t\phi_1(t)\right],\] \(\phi_1\) et \(\psi_1\) admettant la période \(2\pi\).

Ainsi dans ce cas il y a une intégrale particulière sans terme séculaire; mais l’intégrale générale en contient à moins que \(\gamma\) ne soit nul.

Supposons qu’on ait trouvé l’intégrale particulière \(x\) sans terme séculaire. L’intégrale générale sera: \[y=x\left[a\int\frac{dt}{x^2}+b\right]\qquad a\;\mbox{et}\;b\;\mbox{constantes d'int{\'e}gration.}\] Or \(\frac{1}{x^2}\) peut se mettre sous la forme suivante: \[\frac{1}{x^2}=\sum_{i=1}^p \;\frac{A_i}{\cos^2\frac{1}{2}(t-a_i)}+B_0+\sum_{i=1}^{\infty}\;B_i\cos it+\sum_{i=1}^{\infty} \;C_i\sin it\] On voit aisément que si \(B_0\) n’est pas nul il y a des termes séculaires.

Reste à savoir si dans le cas particulier qui nous occupe \(B_0\) et \(\gamma\) s’annulent ou ne s’annulent pas. D’abord remarquons que l’équation différentielle ne change pas quand on change \(t\) en \(-t\). Si donc \(\phi(t)\) est une intégrale particulière, \(\phi(-t)\) en sera une autre et par conséquent aussi \(\phi(t)+\phi(-t)\) et \(\phi(t)-\phi(-t)\).7 Cela prouve qu’il y a une intégrale partic. paire et une autre impaire. Si \(\gamma\) était nul, toutes les intégrales seraient périodiques et l’une d’elles serait paire, une autre impaire. On aurait donc, en faisant par exemple \(m=0\) \[(1)\quad x=\sum \mu_i\cos it\qquad (2)\quad y=\sum\nu_i \sin it\] pour deux intégrales particulières. En substituant on trouve vos relations de récurrence \[\begin{matrix} (n^2-1)\mu_1 = \beta(\mu_2+\mu_0)\\ (n^2-4)\mu_2 = \beta(\mu_3+\mu_1)\\ (n^2-9)\mu_3 = \beta(\mu_4+\mu_2)\\ \end{matrix} \qquad\text{De même pour les}\;\nu\] qui permettent de calculer tous les \(\mu\) quand on connaı̂t \(\mu_0\) et \(\mu_1\) (et de même \(\nu_0\) et \(\nu_1\)). Or on trouve que, quelle que soit la valeur du rapport initial \(\frac{\mu_1}{\mu_0}\), \(\frac{\mu_{n+1}}{\mu_n}\) tend vers l’\(\infty\) avec \(n\); il n’y a d’exception que pour une seule valeur du rapport initial \(\frac{\mu_1}{\mu_0}\) et alors \[\lim\frac{\mu_{n+1}}{\mu_n}=0\] Or, nous avons \[\frac{\mu_0}{\mu_1}=\frac{\beta}{n^2}\qquad\frac{\nu_0}{\nu_1}=0\] Donc les deux séries (1) et (2) ne peuvent pas être toutes deux convergentes, l’une d’entre elles seulement le sera. Donc l’intégrale générale de l’équation proposée admet des termes séculaires.

Le résultat sur lequel je m’appuie et que j’ai souligné à la page précédente est aisé à démontrer par votre méthode.

Je venais d’écrire ces lignes; quand j’ai reçu votre seconde lettre; je suis heureux de voir que nous sommes complètement d’accord. Je vous envoie néanmoins la lettre commencée.

Permettez-moi aussi de vous adresser une question au sujet de vos méthodes que, je vous le répete, je regarde comme supérieures à toutes celles qui ont été proposées jusqu’ici, même à celles de M. Gyldén. Comment établissez-vous la convergence des séries auxquelles vous parvenez? C’est là un point que tous les astronomes ont jusqu’ici négligé d’établir d’une manière rigoureuse.

Quand il s’agit d’une équation linéaire dont les coëfficients sont des fonctions périodiques d’un seul argument, cette convergence est évidente.

Mais il n’en est plus de même lorsque l’équation n’est plus linéaire, lorsqu’on a par exemple \[\frac{d^2x}{dt^2}=\phi(t)x+\psi(t)x^2\] \(\phi\) et \(\psi\) étant des fonctions périodiques d’un ou plusieurs arguments.8

Il y a là une discussion très délicate que je voudrais vous voir aborder.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération et du plaisir que j’ai d’être entré en correspondance avec vous.

Poincaré


Apparat critique

  1. Poincaré va raisonner en étudiant l’espace des solutions de l’équation différentielle alors que Lindstedt analysait le processus de détermination des coefficients par les équations de récurrence. Le raisonnement de Poincaré a certaines analogies avec la théorie de Floquet ((1883)) sur les équations différentielles à coefficients périodiques. Poincaré reprend le même raisonnement dans un brouillon consacré à la théorie de Gyldén (Voir Poincaré (1898), 10-12).↩︎

  2. Floquet désigne l’équation aux valeurs propres de la matrice \[\left( \begin{array}{cc} \alpha & \beta\\ \gamma & \delta \end{array}\right)\] comme l’équation fondamentale de l’équation différentielle ; un des premiers résultats de sa théorie est que les racines de l’équation fondamentales sont indépendantes du choix du système fondamental (Floquet (1883), 50).↩︎

  3. kkk symbole à insérer à partir du fichier tiff↩︎

  4. Lorsque \(\alpha + \delta \neq 4\), l’équation fondamentale a deux racines différentes et l’équation admet donc deux intégrales périodiques de seconde espèce (c’est-à-dire des fonctions qui vérifient \(f(x+2\pi)=\alpha f(x)\)) différentes.↩︎

  5. Cette phrase est précédée par Si \(m\) est réel ce que nous sup. rayé.↩︎

  6. Ce résultat est l’application du résultat général énoncé par Floquet:

    Soit \(n\) le nombre des racines distinctes \(\epsilon_1, \epsilon_2, \ldots, \epsilon_n\) de l’équation fondamentale; soient \(\mu_1, \mu_2, \ldots, \mu_n\) leurs ordres de multiplicité, tels que \(\mu_1 + \mu_2 + \ldots + \mu_n = n\); il existe un système fondamental de solutions se partageant en \(n\) groupes, correspondant respectivement à ces racines, et les \(\mu\) éléments qui constituent le groupe répondant à la racine \(\epsilon\), d’ordre \(\mu\), jouissent des propriétés suivantes: \[\begin{matrix} F_1(x+\omega) = \epsilon F_1(x)\\ F_2(x+\omega) = \epsilon_{21} F_1(x)+\epsilon F_2(x)\\ F_3(x+\omega) = \epsilon_{31} F_1(x)+\epsilon_{32} F_2(x)+\epsilon F_3(x)\\ \\ F_\mu(x+\omega) = \epsilon_{\mu 1} F_1(x)+\epsilon_{\mu 2} F_2(x)+ \dots +\epsilon_{\mu, \mu -1} F_{\mu -1}(x)+\epsilon F_\mu (x). \end{matrix}\] (Floquet (1883), 54-55)

    ↩︎
  7. Poincaré écrit deux fois \(\phi(t)+\phi(-t)\).↩︎

  8. Dans son article sur la détermination des distances mutuelles dans le problème des trois corps, Lindstedt (1884) reprend le même constat:

    Comme il est déjà dit, on a obtenu ces résultats en supposant l’existence des intégrales et sans entrer dans la discussion des conditions de convergence. A l’exception du cas où le système est linéaire, la question de convergence semble si difficile, dans l’état actuel de l’Analyse, et notre connaissance des intégrales si imparfaite, que les résultats obtenus ne doivent pas être sans intérêt. Lindstedt (1884), 86

    ↩︎

Références

Lindstedt, Anders. 1884. “Sur la détermination des distances mutuelles dans le problème des trois corps.” Annales Scientifiques de L’École Normale Supérieure 1: 85–102.↩︎

Floquet, G 1883 Sur les équations linéaires à coefficients périodiques. Annales scientifiques de l’École normale supérieure 12, pp. 47–88.↩︎

Cahiers 1898, pp. 10–12, reproduction numérisée, Archives Henri Poincaré.↩︎

 

Titre
Henri Poincaré à Anders Lindstedt, 25 août 1883
Incipit
Merci de votre aimable lettre à laquelle je m'empresse de répondre.
Date
1883-08-25
Adresse
Dorpat
Lieu
Paris
Chapitre
Anders Lindstedt
Lieu d’archivage
Observatoire de Paris
Section (dans le livre)
4
Nombre de pages
6
Langue
fr
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Anders Lindstedt, 25 août 1883 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré, Les Astronomes Et Les géodésiens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 16 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/5315