LettreGösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - décembre 1889

[?/12/89]

Mon cher ami,

Merci bien de votre lettre que je viens de recevoir. Après avoir reçu la lettre que vous me promettez pour demain je prendrai tout de suite les dispositions nécessaires.

J’ai réussi très bien jusqu’ici. Tou]te[s les exemplaires de Danemark et de Norvège sont de retour. Et aujourd’hui j’ai reçu l’exemplaire de M. Walter Dyck.

Il y a seulement l’exemplaire de / Gyldén qui m’inquiète un peu. J’ai voulu aller le prendre moi-même pour être plus sûr mais depuis que je vous écrivais la dernière fois je suis enfermé à cause d’une attaque de la grippe russe avec une fièvre qui a monté jusqu’à 40. Si tôt que je pourrai sortir je m’occuperai avec Gyldén.

J’ai déjà pris de telles dispositions que nous ne serons pas très pressés pour la publication de votre mémoire. /

Tout le monde a trouvé fort naturel quand j’ai expliqué que l’exemplaire par méprise avait été distribué à quelques personnes avant que des changements que l’auteur trouvait indispensables avaient été faits.1

Madame Kowalevski est parti pour Paris ensemble avec ma sœur, Madame Anne-Charlotte Leffler2 qui est un auteur connu de romans et des drames.

Mes hommages à Madame Poincaré et les vœux les plus sincères de Madame M. L. et de moi-même pour elle et la petite Yvonne.

Votre ami très dévoué,

M. L.


 Apparat critique

  1. Le 20 décembre, Mittag-Leffler engage Hermite à faire l’éloge du travail de Poincaré devant l’Académie des sciences. Il considère que la crise est institutionnellement résolue:

    Mon très cher maitre,

    Je crois en réalité que c’est seulement par distraction que M. Poincaré ne vous a pas donné la note qu’il avait promis et je vous prie très instamment de vouloir bien lui écrire un mot pour lui rappeler sa promesse. Il faut absolument que vous parlez de son mémoire à la séance solennelle de l’Institut. Sinon tout le monde s’étonnera et on commencera de se demander la cause de votre silence. Et vous pouvez vraiment louer le mémoire sans craindre d’exagérer car il restera dans tous les cas un des premiers chefs-d’œuvres de notre temps.

    Il m’est réussi parfaitement de retirer les exemplaires qui étaient déjà distribués. On a trouvé cela très naturel. Les seuls qui connaissent toute la vérité sont M. Poincaré, vous-même, M. Phragmén, Madame Kowalevski et moi et nous ne raconterons rien avant que le nouveau mémoire sera prêt. Certainement que la faute est très grave et que c’est bien plus qu’un simple remaniement qui sera nécessaire. Mais la science n’en perdra rien. D’abord la leçon sera très utile à M. Poincaré qui laissera peut-être à l’avenir son habitude facheuse d’énoncer des résultats dont il ne connaît la démonstration que d’une manière imparfaite. Et après la nouvelle racontée par Poincaré lui-même qu’il s’est trompé fera que tout le monde se jettera sur cette question qui est peut-être la plus merveilleuse qu’on peut poser pour le moment. Et après on commencera d’étudier les autres mémoires de Poincaré d’une manière plus critique qu’on a osé jusqu’ici. Certainement que je partage votre opinion sur Poincaré et sur son génie immense mais il a imposé trop sur tout le monde et ce n’est pas utile qu’un homme qui ne daigne pas être plus exact que lui occupe une position si grande qu’il a eu jusqu’ici. Il est jeune encore il se réformera et les sciences mathématiques y gagneront.

    Pour son mémoire du prix, je le [illisible] encore, je ne crois pas qu’il y a la moindre exagération dans le jugement général que nous avons donné là-dessus et il me paraît donc bien nécessaire que vous parlez du mémoire dans ces termes. (AS)

    Hermite prononcera à la séance du 30 décembre 1889 le discours traditionnel de fin d’année. Il le termine en faisant le panégyrique des deux lauréats du concours du roi de Suède:

    L’Académie a reçu, dans sa séance du 25 février, une Communication qui l’a vivement intéressée et que je dois rappeler en ce moment. Nous apprenions de M. Mittag-Leffler, membre de l’Académie des Sciences de Stockholm et rédacteur en chef des Acta mathematica, que notre Confrère M. Poincaré avait obtenu le prix institué par S. M. le Roi de Suède et de Norvège, auquel tous les géomètres de l’Europe étaient appelés à concourir, pour être décerné à l’occasion du soixantième anniversaire de sa naissance. Nous étions aussi informés qu’une seconde récompense, consistant en une médaille d’or, avec l’inscription: In mi memoriam, était accordée par le roi à M. Appell, professeur à la Sorbonne.

    Le mémoire de M. Poincaré, qui a pour titre: Sur le problème des trois corps et les équations de la Dynamique, est d’une importance capitale pour la Mécanique céleste, et ajoutera encore à l’estime de tous les géomètres que notre Confrère s’est acquise par de grandes et belles découvertes. Voici tout d’abord un résultat qui appelle au plus haut point l’attention. Il a été rigoureusement établi par M. Poincaré que les séries dont on a fait usage jusqu’ici dans le calcul des perturbations sont divergentes et ne peuvent être employées pour un temps illimité. Ces développements présentent en effet le caractère analytique singulier dont la série de Stirling a donné le premier exemple, et qu’un travail classique de Cauchy a mis en pleine lumière. De même que cette série célèbre, les premiers termes forment une suite convergente dont on tire des résultats numériques suffisamment exacts dans la pratique, mais il faut renoncer à s’en servir dans les questions où le temps doit recevoir de grandes valeurs comme celle de la stabilité du monde. La confiance donnée à tort aux développements en série de la Mécanique céleste a été néanmoins extrêmement utile, on pourrait même dire nécessaire, et ce n’est pas le seul exemple à citer du rôle bienfaisant de l’erreur dans les Mathématiques. Mais l’erreur reconnue, il fallait ouvrir une voie nouvelle dans l’étude du problème des trois corps, et c’est là que le talent de M. Poincaré s’est montré avec éclat. En poursuivant des recherches antérieures, notre Confrère a appliqué à cette question fondamentale de la Mécanique céleste les méthodes originales et fécondes qui lui avaient servi à construire les courbes définies par les équations différentielles. Il parvient ainsi à démontrer rigoureusement l’existence de deux genres de solutions d’une nature bien différente. Sous certaines conditions, le mouvement sera périodique ; dans d’autres cas, les trajectoires des trois corps, d’abord très peu différentes d’une orbite périodique, s’en éloignent de plus en plus, et il peut arriver qu’après s’en être écartées beaucoup elles s’en rapprochent ensuite de plus en plus. Enfin, sous des conditions qu’il serait trop long d’énoncer, on peut affirmer que les trois corps repassent une infinité de fois, aussi près que l’on veut de leurs positions initiale. Je n’arrêterai pas l’attention plus longtemps sur ces profondes recherches qui ouvrent les perspectives les plus étendues à la Mécanique céleste et appelleront longtemps encore les efforts des géomètres.

    Le mémoire de M. Appell, sur les intégrales des fonctions à multiplicateurs et leurs applications au développement des fonctions abéliennes en série, est également digne du plus haut intérêt. M. Appell a ouvert un champ nouveau dans la théorie des fonctions d’une variable, en donnant l’origine d’une catégorie de transcendantes, douées de propriétés extrêmement remarquables, dont il a fait une étude approfondie et qui sont appelées à jouer un grand rôle. C’est, à notre époque, un des plus importants résultats de l’Analyse que ces découvertes de nouvelles fonctions auxquelles s’attachent les noms illustres d’Abel et de Jacobi, de Göpel, de Rosenhaim, de Weierstrass et Riemann. M. Appell s’est surtout inspiré de Riemann ; son beau Mémoire, ceux de M. Poincaré sur les fonctions fuchsiennes, d’autres travaux français continuent l’œuvre de ces grands géomètres. (Hermite (1889), (1917, 567–75))

  2. La sœur de Mittag-Leffler et son premier mari, C. Edgren, avaient obtenu le divorce:

    Je suis heureux d’apprendre […] que vous avez pu obtenir, sans éclat fâcheux, un divorce qui rend possible un second mariage. (Lettre de Hermite à Mittag-Leffler datée du 18 février 1889, Dugac (1985, 164))


Références

Dugac, Pierre. 1985. “Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1884–1891).” Cahiers Du Séminaire d’histoire Des Mathématiques 6: 79–217.

Hermite, Charles. 1889. “Allocution prononcée par Charles Hermite devant l’Académie des Sciences, lors de la séance du 30 décembre 1889.” Comptes Rendus Hebdomadaires Des Séances de L’Académie Des Sciences de Paris 109: 991–99.

———. 1917. Œuvres de Charles Hermite, Volume 4. Paris: Gauthier-Villars.

Titre
Gösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - décembre 1889
Incipit
Merci bien de votre lettre que je viens de recevoir.
Date
1889-12
Adresse
Paris
Sujet
Erreur de Poincaré dans le mémoire original présenté au concours du roi Oscar
Prix roi Oscar
Lieu d’archivage
Mittag-Leffler Institute
Type
fr Brouillon autographe signé
Section (dans le livre)
94
Nombre de pages
3
Langue
fr
Publié sous la référence
CHP 1:94
Licence
CC BY-ND 4.0

« Gösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - décembre 1889 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Gösta Mittag-Leffler. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 20 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/6175