LettreGösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - 28 décembre 1896

[28/12/1896]

Mon cher ami,

Je viens de lire dans les Comptes Rendus du 14 Décembre votre note sur une nouvelle forme des équations du problème des trois corps.1 Je trouve cet article trop important2 pour rester enterré dans le pêle-mêle des Comptes Rendus et je vous demanderais tout simplement la permission de le réimprimer tel quel dans les Acta si je ne savais pas que vous comptez pour peu de faire une nouvelle rédaction avec des détail[le]s plus amples. Voulez vous le faire et voulez vous m’envoyer un tel article ?3 Je vous serai très reconnaissant.

Je suis curieux de savoir quels sont les mémoires de mathématiques qui seront couronnés par l’Académie des sciences cet]te[ année.4 S’il y en a des mémoires d’Analyse et si cela ne vous dérange pas voudriez vous être de la bonté de dire aux auteurs de ma part que les pages des Acta sont à leur disposition.

Vous avez donc laissé la chaire de physique mathématique pour prendre celle de Tisserand.5 Tous ceux qui ont de l’intérêt pour le développement de la mécanique céleste seront enchantés. Moi de ma part je me réjouis à la / pensée que vous lisereriez maintenant plus de loisir[s] pour vos découvertes dans les mathématiques pures. D’abord votre cours officiel embrassera un champ plus limité et puis qui vous empêche de lire6 quelquefois de l’Analyse comme M. Hermite par exemple tout en occupant une chaire d’Algèbre supérieure a lu les fonctions Elliptiques.

M. Painlevé a dû finir maintenant la rédaction du cours qu’il a fait à Stockholm.7 Je pense que vous seriez pour la totalité très content de lui. Il possède sans doute une grande pénétration ; il n’a pas peur des questions les plus difficiles et il est un vrai inventeur.

J’ai l’espoir de pouvoir venir à Paris vers Février Mars pour vous remercier de vive voix vous et mes autres amis français de tout ce que vous avez bien voulu faire pour moi le 16 Mars.8

Je me réunis avec Madame M[ittag-] L[effler] qui se rappelle au bon souvenir de Madame Poincaré dans les meilleurs souhaits pour le nouvel an pour vous et toute votre famille et je vous prie, d’agréer l’expression de mon affection sincère.

M. L.


 Apparat critique

  1. Poincaré (1896b); Lévy (1952, 496–99).

  2. Poincaré considère trois corps A, B, C qui s’attirent d’après la loi de Newton. Classiquement, les équations du mouvement peuvent s’écrire \[\frac{{dx_l }}{{dt}} = \frac{{dF}}{{dy_l }},\frac{{dy_l }}{{dt}} = - \frac{{dF}}{{dx_l }}\]\((x_i)\) désignent les coordonnées des trois corps, \((y_i)\) les composantes de la vitesse et \(F\) l’Hamiltonien du système. On peut réduire le nombre de degrés de liberté (c’est-à-dire le nombre de paires d’équations du type ci-dessus) par des changements de variables appropriés. Dans cette note, Poincaré propose un nouveau changement de variables qui, tout en réduisant le nombre de degrés de liberté, n’altère pas la forme des équations et des intégrales des aires et pour lequel la forme de la fonction perturbatrice est aussi simple que possible.

    Voir lettre n°134, note n°5.

  3. La rédaction plus détaillée (Poincaré (1897), (1952, 517–42)) sera publiée dans le Bulletin Astronomique et dans les Acta.

    Voir lettre n°134.

  4. En 1896, la question posée pour le Grand Prix des Sciences mathématiques était :

    Perfectionner en un point important la théorie algébrique des groupes de substitutions entre n lettres.

    Il fut décerné à Maillet pour son mémoire, Recherches sur la classe et l’ordre des groupes de substitutions.

    Le prix Bordin, consacré cette année à la théorie des géodésiques, revint à Hadamard pour son célèbre mémoire Sur certaines propriétés des trajectoires en dynamique (Hadamard (1897b), (1968b, 1749–1805)). Le prix Francœur fut attribué à Valson “pour l’ensemble de ses travaux et en particulier pour le concours si dévoué qu’il a apporté à la publication des douze premiers volumes des œuvres de Cauchy” et le prix Poncelet à Painlevé pour l’ensemble de ses travaux. Hadamard avait déjà publié dans les Acta mathematica (Hadamard (1894), (1968a, 249–67)) et y publiera plusieurs fois dans les années qui suivront (Hadamard (1897a), (1968a, 273–310); (1898), (1968a, 93–102)). Maillet ((1901), (1905)) et Painlevé ((1902), (1975, 187–274) et (1903), (1974, 711–66)) deviendront aussi des auteurs des Acta mathematica.

  5. Poincaré occupe la chaire d’Astronomie mathématique et de Mécanique céleste depuis le premier semestre de l’année universitaire 1896–1897. Il a prononcé sa leçon inaugurale à la Sorbonne le 23 novembre 1896 (Poincaré (1896a, 1230)).

  6. Il faut comprendre enseigner en cours magistral.

  7. Après le refus de Poincaré, Mittag-Leffler avait invité Painlevé à Stockholm dans le cadre de la chaire créée par le roi.

    C’est au nom de S. M. le roi Oscar II que je viens vous faire la demande suivante. Le roi a voulu décider d’appeler pendant quelques années des jeunes géomètres de talent exceptionnel [pour] faire un cours de quelques semaines à Stockholm. Il voudra commencer par vous […] et il vous écrit de venir passer l’époque 15 septembre-1 décembre à Stock[holm] en y faisant un cours sur les éq[uations] dif[férentielles] surtout du point de vue de vos propres travaux.

    Le roi met à votre disposition pour les frais de voyage et de séjour à Stock[holm] une somme de 2500 krons. (Lettre de Mittag-Leffler à Painlevé datée du 2 février 1895 — IML —Brefkoncept 1737)

    En même temps (le brouillon des deux lettres est écrit sur la même feuille), Mittag-Leffler avait confié à Darboux son projet d’inviter Painlevé en remplacement de Poincaré.

    Vous savez déjà que le projet Poincaré a mal abouti. J’ai donc imaginé d’autre chose. Je me suis dit il serait peut-être aussi plus utile d’appeler pendant quelques années des jeunes gens qui ne sont [pas] arrivés encore en pleine gloire mais qui sont les maîtres de l’avenir. Pour eux cela peut être un service pour la science. L’avantage est évident pour les relations entre la Suède et l’autre partie de l’Europe. J’ai donc fait cette proposition au roi qui a bien voulu accepter. J’ai de même proposé d’inaugurer cette organisation par l’appel de M. Painlevé. Le roi invite donc M. P[ainlevé] de venir faire un cours à Stock[holm] […]. (Lettre de Mittag-Leffler à Darboux — IML — Brefkoncept 1737)

    Painlevé avait accepté l’invitation d’inaugurer la chaire de Mathématiques créée par le roi Oscar à l’université de Stockholm :

    S.M. le Roi de Suède et de Norvège, soucieux d’encourager dans ces Etats les progrès des sciences, auxquels son esprit éclairé le porte à attacher un intérêt tout particulier, a fondé à l’Université de Stockholm une chaire extraordinaire, où des savants de toute nationalité et de toute spécialité, auteur de découvertes importantes, seront appelés à exposer devant le public scandinave les résultats de leurs travaux.

    A défaut de Monsieur Poincaré, l’illustre vainqueur du tournoi mathématique institué par sa Majesté Oscar II, à l’occasion du soixantième anniversaire de sa naissance, à qui le roi avait d’abord offert cette chaire, et qui s’est vu empêché de l’accepter, c’est à Monsieur Paul Painlevé que sur le conseil éclairé de Monsieur Mittag-Leffler a été confié l’honneur de l’inaugurer au mois de septembre 1895. (D’Ocagne (1897, 599))

    Les cours professés par Painlevé ((1897); (1972, 200–818)) au dernier trimestre de l’année 1895, connus sous le nom de Leçons de Stockholm, furent consacrés aux derniers développements de la théorie analytique des équations différentielles. Dans une lettre adressée à Mittag-Leffler, datée du 28 mars 1896, Painlevé annonce qu’il rédige “les dernières leçons du cours de Stockholm” (IML) et dans celle datée du 7 décembre que “les Leçons de Stockholm sont terminées : elles ont 550 pages” (IML).

  8. A l’occasion de son 50 anniversaire, ses amis mathématiciens avaient offert à Mittag-Leffler son portrait en pied. Le projet de donner, à l’occasion de l’anniversaire de Mittag-Leffler, l’opportunité aux mathématiciens européens de manifester leur soutien aux Acta et à son créateur, avait été mis au point lors du séjour à Stockholm de Painlevé à l’automne 1895.

    J’ai entretenu M. Hermite du projet relatif aux Acta et à votre anniversaire : il l’a très chaleureusement accueilli et va rédiger immédiatement l’adresse. Il a dû en écrire hier même à Brioschi à qui il devait une lettre. Il a toutefois un peu modifié le projet primitif : il désire que l’adresse soit signée par tout le monde à commencer par les membres de la section de géométrie de l’Institut. Pour éviter des froissements avec l’étranger, voilà le projet tel que nous l’avons arrêté et tel que, je pense, il vous agréera : dès que j’aurai l’adresse, je la ferai traduire en allemand, anglais et italien et je la ferai circuler (autographiée) en France et dans tous les autres pays, en l’accompagnant d’une lettre où j’expliquerai que les signatures des souscripteurs seront reproduites au bas de l’adresse, […] et où j’annoncerai en même temps l’adhésion de MM. Hermite, Weierstrass, Kelvin, Brioschi etc. (recueillie préalablement par M. Hermite). Le projet est moins simple que le premier, mais M. Hermite tenait beaucoup à la signature en bloc des membres de la section de géométrie. Poincaré (à qui j’ai déjà parlé) est très favorable naturellement. L’adhésion d’Appell (que je verrai Lundi) ne fait aucun doute. Picard verra M. Hermite. Je m’occuperai de Darboux et de Jordan Lundi prochain. Une fois les signatures fondamentales recueillies, je mènerai la chose rondement. (Lettre de Painlevé à Mittag-Leffler datée du 28 décembre 1895 – IML)

    Painlevé annonce à Mittag-Leffler dans sa lettre du 27 janvier 1896, que tout se déroule conformément à leur vœux et que la section de géométrie de l’Académies des sciences a déjà signé “en bloc” l’adresse rédigée par Hermite. Fin février, la liste est close définitivement. Hermite, dans sa lettre adressée à Mittag-Leffler le 28 avril 1896, évoque la cérémonie officielle qui s’est déroulée à cette occasion.

    […] j’ai reçu avec une grande joie votre lettre […] où vous m’apprenez toutes les circonstances de la journée inoubliable du 16 mars, les témoignages si précieux d’estime et de sympathie que vous avez reçus de personnages occupant la situation la plus élevée, comme de vos amis. C’est pour nous un spectacle singulier que ce repas que vous avez offert, avec les nombreux discours […]. Il y a là quelque chose d’intime qui révèle dans la nature scandinave un côté touchant que nous n’avons pas. […]

    Et maintenant, j’attends avec confiance mais non sans impatience le vote de la diète. […] j’aurai moins en aversion le parlementarisme si les Acta sont sauvés, s’ils renaissent comme le phœnix de ses cendres. (Dugac (1989, 35))

    L’adresse est publiée dans le tome 50 des Acta :

    Monsieur,

    Vous avez rendu aux géomètres, par la fondation des Acta mathematica, un service de la plus haute importance qui vous a mérité la reconnaissance unanime. Ce qu’ont fait Crelle et Liouville pour l’Allemagne et la France, vous l’avez fait avec un égal succès pour les pays Scandinaves.

    A une époque où se multiplient les travaux et les découvertes, vous avez pris la mission, et vous l’avez remplie avec honneur, de concourir au progrès des Mathématiques en facilitant aux auteurs la publicité de leurs œuvres.

    Le journal, auquel depuis treize ans vous avez consacré votre dévouement et votre talent, a eu l’heureuse fortune d’accueillir des mémoires d’un mérite exceptionnel qui resteront à jamais dans l’Analyse.

    Il s’est placé au plus haut rang parmi les publications périodiques actuelles ; il a donné une impulsion féconde aux études mathématiques dans les pays Scandinaves qui réunissent avec orgueil la gloire d’Abel à celle de Linné, de Scheele, de Berzélius et d’Œrsted.

    Au nom des amis de l’Analyse, nous vous exprimons le vœu que les Acta mathematica poursuivent, pour le bien de la science, une carrière commencée avec éclat et encouragée par l’universelle sympathie des géomètres. (Nörlund (1927))

    Cette adresse, véritable pétition de soutien aux Acta, est signée par Weierstrass, du Bois-Reymond, Fuchs, Schering, Craig, Newcomb, Weyr, Lerch, Lord Kelvin, Lord Rayleigh, Sylvester, Mansion, Bertrand, Hermite, Jordan, Darboux, Poincaré, Picard, Appell, Brioschi, Cremona, Beltrami, Sonin, Markov, Stephanos, Schoute, Gomez Texeira, Emmanuel, Petrovitch, Geiser.


Références

Dugac, Pierre. 1989. “Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1892–1990).” Cahiers Du Séminaire d’histoire Des Mathématiques 10: 1–82.

Gérard, Raymond, Georges Reeb, and Antoinette Sec, eds. 1972. Œuvres de Paul Painlevé, Volume 1. Paris: CNRS.

———, eds. 1974. Œuvres de Paul Painlevé, Volume 2. Paris: CNRS.

———, eds. 1975. Œuvres de Paul Painlevé, Volume 3: Équations différentielles du second ordre. Paris: CNRS.

Hadamard, Jacques. 1894. “Sur les caractères de convergence des séries à termes positifs et sur les fonctions indéfiniment croissantes.” Acta Mathematica 18: 319–36.

———. 1897a. “Mémoire sur l’élimination.” Acta Mathematica 20: 201–38.

———. 1897b. “Sur certaines propriétés des trajectoires en dynamique.” Journal de Mathématiques Pures et Appliquées 3 (5): 331–87.

———. 1898. “Théorèmes sur les séries entières.” Acta Mathematica 22: 55–63.

———. 1968a. Œuvres de Jacques Hadamard, Volume 1. Paris: CNRS.

———. 1968b. Œuvres de Jacques Hadamard, Volume 4. Paris: CNRS.

Lévy, Jacques R., ed. 1952. Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 7. Paris: Gauthier-Villars.

Maillet, Edmond. 1901. “Sur les équations indéterminées de la forme \(x^\lambda + y^\lambda + z^\lambda = 0\).” Acta Mathematica 24: 247–321.

———. 1905. “Sur les nombres \(e\) et \(\pi\) et les équations transcendantes.” Acta Mathematica 29: 295–331.

Nörlund, Niels Erik. 1927. “G. Mittag-Leffler.” Acta Mathematica 50: I–XXIII.

Ocagne, Maurice d’. 1897. “Leçons sur la théorie analytique des équations différentielles de P. Painlevé.” Revue Des Questions Scientifiques 52: 599–606.

Painlevé, Paul. 1897. Leçons sur la théorie analytique des équations différentielles. Paris: Hermann.

———. 1902. “Sur les équations différentielles du second ordre et d’ordre supérieur dont l’intégrale générale est uniforme.” Acta Mathematica 25: 1–86.

———. 1903. “Sur les fonctions qui admettent un théorème d’addition.” Acta Mathematica 27: 1–54.

Poincaré, Henri. 1896a. “Sur la vie et les travaux de F. Tisserand.” Revue Générale Des Sciences Pures et Appliquées 7: 1230–3.

———. 1896b. “Sur une forme nouvelle des équations du problème des trois corps.” Comptes Rendus Hebdomadaires Des Séances de L’Académie Des Sciences de Paris 123: 1031–5.

———. 1897. “Sur l’intégration des équations du problème des trois corps.” Bulletin Astronomique 14: 241–70.

Titre
Gösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - 28 décembre 1896
Incipit
Je viens de lire dans les Comptes Rendus du 14 Décembre votre note ...
Date
1896-12-28
Adresse
Paris
Sujet
Carrière universitaire Poincaré
Cinquantième anniversaire de Mittag-Leffler
Cours Painlevé à Stockholm
Problème des trois corps
Soutien des mathématiciens européens aux Acta mathematica
Lieu d’archivage
Mittag-Leffler Institute
Type
fr Brouillon autographe signé
Section (dans le livre)
133
Nombre de pages
5
Langue
fr
Publié sous la référence
CHP 1:133
Licence
CC BY-ND 4.0

« Gösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - 28 décembre 1896 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Gösta Mittag-Leffler. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/6404