LettreGösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - 13 mars 1897

le 13 mars 18971

Mon cher ami,

Bohlin vient d’être nommé avec toutes les voix sauf deux et j’en suis très content. Je crois que c’est un choix excellent.2 Je vous remercie vivement de votre excellent rapport qui a surtout mis les mérites réel]le[s de M. Bohlin en évidence. Il y avait d’autres rapports très favorables de Monsieur Backlund à Pulkowa et de M. Duner à Upsala, mais ces messieurs comprenant rien ou presque rien des travaux même]s[ de Bohlin, leur façon de parler était bien trop vague pour une occasion sérieuse.

Maintenant j’ai à vous faire une autre / proposition. N’auriez vous pas l’envie d’écrire pour les Acta une étude sur Weierstrass et sa place dans l’histoire des mathématiques ?3

Moi, comme bien d’autres, nous vous regardons être après la mort de Weierstrass4 le premier analyste maintenant vivant ; il y a tant de rapport entre votre manière de voir les choses et celle de Weierstrass et vous êtes au fond son premier continuateur. C’est donc clair qu’une étude faite par vous-même sur votre prédécesseur serait d’un intérêt peu commun.5 Qu’est-ce que vous pensez de cette demande, et seriez vous disposé de me donner une réponse favorable ? Veuillez me répondre si tôt qu’il vous sera possible.

Je mettrai cette étude dans le tome 21 des Acta qui sera dédié au roi à cause de son jubilé cet automne.

Veuillez nous rappeler ma femme et moi au bon souvenir de Madame Poincaré et agréez vous-même l’expression du dévouement sincère de votre ami fidèle.

Mittag-Leffler


 Apparat critique

  1. Cette lettre est dactylographiée sur un papier à en-tête : “Professor Mittag-Leffler/Djursholm, Stockholm”. On dispose de plus du brouillon de cette lettre (Brefkoncept 1969).

  2. Bohlin est nommé professeur d’Astronomie à l’université de Stockholm. Mittag-Leffler donne quelques précisions sur cette nomination dans sa lettre adressée à Hermite le 14 mars 1897 :

    Le mercredi passé nous avons nommé Bohlin le successeur de Gyldén. Le choix a été fait à presque unanimité – il y avait deux voix contre – malgré les intrigues de M. Retzius, l’adversaire avoué des mathématiques et des mathématiciens et des Acta mathematica tout spécialement. Je pense que le choix de M. Bohlin a été le meilleur qu’on pouvait faire dans les circonstances actuelles. Poincaré m’a envoyé un rapport excellent sur lui. (AS)

  3. Poincaré écrira un article Poincaré (1898) consacré à l’analyse des travaux de Weierstrass. Il paraîtra dans le tome 22 des Acta mathematica (voir note n°7).

  4. Weierstrass est mort le 19 février 1897 à Berlin.

  5. Après avoir rappelé et résumé les principaux résultats de Weierstrass concernant la théorie générale des fonctions, les fonctions elliptiques et les fonctions abéliennes, Poincaré, dans ses conclusions, souligne le souci de rigueur dans l’analyse et la volonté de construire un édifice logiquement organisé du “simple” vers le “composé” :

    En terminant cette rapide analyse, je voudrais pouvoir caractériser en quelques mots l’esprit qui dans tous leurs travaux a animé le maître et ses disciples.

    C’est d’abord un souci constant d’une parfaite rigueur.

    Pour cela, Weierstrass renonce à se servir de l’intuition, ou du moins ne lui laisse que la part qu’il ne peut lui ôter. Les notions intuitives sont analysées et réduites en leurs éléments ; parmi ces éléments, les philosophes en trouveraient certainement qui conservent le caractère intuitif ; mais ceux-là sont rejetés hors du domaine des mathématiques pures, qui peuvent se développer sans eux ; les physiciens seuls auront à s’en occuper. Ceux qu’on conserve sont analysés à leur tour et cette analyse est poussée jusqu’à ce qu’on arrive à l’élément ultime, le nombre entier.

    De là à l’égard de la géométrie une certaine méfiance qui est le caractère propre de l’Ecole de Berlin ; pour ainsi dire elle ne cherche pas à voir, mais à comprendre.

    Tout dérive donc du nombre entier et participe par conséquent de la certitude de l’arithmétique ; le continu lui-même se ramène à cette origine et toutes les égalités qui font l’objet de l’Analyse et où figurent des grandeurs continues ne sont plus que des symboles, remplaçant une multitude infinie d’inégalités entre nombres entiers.

    Les notions analytiques sont donc pour Weierstrass, comme pour Kronecker, des constructions faites avec les mêmes matériaux, les nombres entiers. […]

    Weierstrass procède donc par construction en partant du nombre entier ; il marche ainsi toujours du simple au composé. Il se distingue par cette tendance d’autres analystes qui partent du général et de l’indéterminé et qui le déterminent ensuite de plus en plus par des hypothèses restrictives. Poincaré (1898, 16–17)

    Poincaré reviendra sur la distinction entre les analystes, qui “sont avant tout préoccupés de la logique” et les géomètres qui “se laissent guider par l’intuition” dans sa conférence Sur le rôle de l’intuition et de la logique en mathématiques Poincaré (1902), rédigée à l’occasion du 2 Congrès international des mathématiciens de Paris (1900); voir lettre n°169, note n°6.


Références

Poincaré, Henri. 1898. “L’œuvre mathématique de Weierstraß.” Acta Mathematica 22: 1–18.

———. 1902. “Du rôle de l’intuition et de la logique en mathématiques.” In Comptes rendus du IIe Congrès international des mathématiciens, edited by E. Duporcq, 115–30. Paris: Gauthier-Villars.

Titre
Gösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - 13 mars 1897
Incipit
Bohlin vient d'être nommé avec toutes les voix ...
Date
1897-03-13
Adresse
Paris
Sujet
Rapport Poincaré sur les travaux de Bohlin
Lieu d’archivage
Mittag-Leffler Institute
Type
fr Document dactylographié signé
Section (dans le livre)
136
Nombre de pages
3
Langue
fr
Publié sous la référence
CHP 1:136
Licence
CC BY-ND 4.0

« Gösta Mittag-Leffler à Henri Poincaré - 13 Mars 1897 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Gösta Mittag-Leffler. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 24 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/6408