LettreSimon Newcomb à Henri Poincaré, juin 1890

Washington le Juin, 18901

À Monsieur H. Poincaré, Membre de l’Institut

Cher Monsieur,

Permetter me de vous indiquer un problème qui me paraît digne de votre admirable génie : c’est celui des inégalités qui peuvent être produites dans le mouvement de la lune par l’action des planètes. Les observations de la lune depuis 1670 montrent qu’il y a des inégalités dans ce mouvement notablement dans la longitude moyenne, qui ne sont pas produites par l’action du Soleil. Si elles sont réelles l’action des planètes est la seule cause à laquelle on peut les attribuer.

Je pense depuis vingt ans à une méthode d’aborder le problème que j’ai indiquée dans le Journal de M. Liouville pour 1870.2 Mais j’ai trouvé que l’application pratique de cette méthode demande des calculs analytiques et numériques tellement longues et compliqués que je n’ai pu les achever.

J’ai cherché vainement à trouver quelque transformation des équations du problème qui peut rendre plus facile les calculs nécessaires à sa solution. Voilà pourquoi je prends la liberté de attirer votre attention au sujet en espérant que, sans bien de difficulté, vous pouvez trouver une telle transformation ou au moins montrer qu’elle n’est pas possible.

Je pose

\(X\), \(Y\), \(Z\), co-ordonnées rectangulaires du Soleil rapportées au centre de gravité de la terre et de la lune;

\(x\), \(y\), \(z\), celles de la lune rapportées au centre de la terre;

\(m_1\), \(m_2\), \(m_3\), \(m_4\), les masses du Soleil, de la terre, de la lune, et d’une planète;

\(x_4\), \(y_4\), \(z_4\), co-ordonnées de la planète rapportées au Soleil. \[\begin{aligned} \mu_1 &= \frac{m_1(m_2 + m_3)}{m_1 + m_2 + m_3}\\ \mu_2 &= \frac{m_2 m_3}{m_2 + m_3}\\ \Delta &= x(x_4 + X) + y(y_4 + Y) + z(z_4 + Z)\\ \rho &= \left\{(x_4 + X)^2 + (y_4 + Y)^2 + (z_4 + Z)^2\right\}^\frac{1}{2}\\ R^2 &= X^2 + Y^2 + Z^2\\ r^2 &= x^2 + y^2 + z^2\\ r_4^2 &= x_4^2 + y_4^2 + z_4^2\\ W &= \text{angle entre}\ R\ \text{et}\ r.\end{aligned}\] La part de la fonction de force qui concerne le mouvement relatif des trois corps Soleil, Terre, Lune peut être réduite à la forme suivante: \[\begin{aligned} \Omega &= \Omega_0 + \Omega_1 + \Omega_2\\ \Omega &= \frac{m_1(m_2 + m_3)}{R} + \frac{m_2m_3}{r}\\ \Omega_1 &= \frac{1}{2} m_1\mu_2\frac{r^2}{R^3}(3\cos^2W - 1)\\ \Omega_2 &= m_4\mu_1\left( \frac{1}{\rho} + \frac{x_4 X + y_4 Y + z_4 Z}{r_4^3}\right) + m_4\mu_2 \left( \frac{3}{2}\frac{\Delta^2}{\rho^5} - \frac{1}{2}\frac{r^2}{\rho^3}\right).\end{aligned}\]

Alors les six équations différentielles du mouvement relatif sont \[\begin{aligned} \mu_1 \frac{d^2 X}{dt^2} &= \frac{\partial\Omega}{\partial X}\\ \text{et mêmes pour Y et Z,} \mu_2 \frac{d^2 x}{dt^2} &= \frac{\partial\Omega}{\partial x}\end{aligned}\] et mêmes pour \(y\) et \(z\).

La solution demande trois approximations.

Première Approximation

On néglige \(\Omega_1\) et \(\Omega_2\). La solution est celle du mouvement elliptique : \(x\), \(y\), \(z\) sont exprimés en fonction de six constantes arbitraires et \(X\), \(Y\), \(Z\) en fonction de six autres constantes arbitraires.

Deuxième approximation

On pose \(\Omega = \Omega_0 + \Omega_1\); la solution est de la forme \[x, y, z, X, Y, Z = f(a_1, a_2, \ldots, a_6, a_1', \ldots, a_6', t).\tag{1}\] On peut choisir les douze constantes \(a_1, \ldots, a_6, a_1', \ldots, a_6'\) de telle sorte que, quand \(\Omega_1\) s’évanouit, \(a_1, \ldots, a_6\) deviennent ceux du mouvement elliptique de \(x\), \(y\), \(z\), et \(a_1', \ldots, a_6'\) celles du mouvement elliptique de \(X\), \(Y\), \(Z\).

La partie la plus difficile de cette approximation est achevée par notre excellent ami feu M. Delaunay dans sa “Théorie du mouvement de la Lune.”3

Troisième Approximation

On tient compte de \(\Omega_2\) en faisant varier les douze éléments (1) par la méthode de Lagrange. Maintenant, nous arrivons au point délicat du problème. Le travail de Delaunay nous donne les valeurs de \(x\), \(y\) et \(z\) dans la forme \[x, y, z = f(a_1, \ldots, a_6, a_1', \ldots, a_6', t).\tag{2}\] La détermination des valeurs variables de \(a_1', \ldots, a_6'\) dues à l’action de \(m_4\) n’offre aucune difficulté, et comme on peut censer ces variations comme actuellement existantes,4 on est porté à supposer que la méthode de solution la plus simple doit consister en regardant les douze éléments comme simultanément variables. Telle est la méthode que j’ai imaginée. Pour l’appliquer il faut former les valeurs de \[\begin{align} \frac{\partial \Omega_2}{\partial a} &= \frac{\partial\Omega_2}{\partial x}\frac{\partial x}{\partial a} + \frac{\partial\Omega_2}{\partial y}\frac{\partial y}{\partial a} + \frac{\partial\Omega_2}{\partial z}\frac{\partial z}{\partial a}\tag{3}\\ &+ \frac{\partial\Omega_2}{\partial X}\frac{\partial X}{\partial a} + \frac{\partial\Omega_2}{\partial Y}\frac{\partial Y}{\partial a} + \frac{\partial\Omega_2}{\partial Z}\frac{\partial Z}{\partial a}.\tag{4}\end{align}\]

Maintenant, voilà la difficulté : Quoique les valeurs de \(\frac{\partial X}{\partial a}\) soient moindres que celles \(\frac{\partial x}{\partial a}\) dans le rapport \[\frac{m_3}{m_2} \frac{r}{R} = 1\div 25\,000\,000,\] cependant, \(\partial \Omega_2/\partial X\) est plus grand comme \(\partial \Omega_2/\partial x\) dans le même rapport; ainsi (3) et (4) sont du même ordre de grandeur. Aussi, le calcul analytique de \(X\), \(Y\), \(Z\) en fonction de \(a_1, \ldots, a_6\) paraît demander un travail comparable avec celui de Delaunay; et je désire naturellement éviter ce travail.5

Maintenant : voilà comment on peut éviter ce travail par ce qu’on peut appeler la méthode ordinaire, comme Delaunay l’a appliquée dans son calcul des inégalités de longue période produit par l’action de Vénus sur la lune (Appendix à la Conn. du Temps 1862?)6 On regarde \(a_1', \ldots, a_6'\) dans (2) comme des constantes numériquement données, \(a_1, \ldots, a_6\) comme seules variables et, en \(\Omega_2\), \(X\), \(Y\), \(Z\) comme fonctions du temps numériquement données. Ainsi \(\partial X/\partial a\) disparaît des équations et son calcul n’est pas nécessaire.

Les deux questions qui se présentent sont :

  1. Cette seconde méthode est-elle bien rigoreuse?

  2. Y a-t-il un rapprochement possible des deux méthodes qui combine la rigueur de l’une avec la facilité de l’autre?


 Apparat critique

  1. Le manuscrit s’accompagne d’une enveloppe sans timbre, adressée par Newcomb : “À Monsieur — Mr H. Poincaré — Membre de l’Institut — Académie des Sciences — Paris, France.” Il semble donc vraisemblable que Newcomb n’a pas envoyé de lettre à Poincaré au sujet de la théorie de la lune.↩︎

  2. Newcomb (1871).↩︎

  3. Delaunay (1860b; 1867). Lors du congrès international des mathématiciens à Rome en 1908, Newcomb qualifiera la théorie de la lune de Delaunay de “monument de calcul algébrique et numérique”, en soulignant “le génie qui a conçu cette extension de la méthode féconde de Lagrange” (Newcomb (1909, 137)).↩︎

  4. C’est-à-dire, on peut considérer les variations comme actuellement existantes.↩︎

  5. La théorie du mouvement de la lune de Delaunay compte deux gros volumes, et son auteur a annoncé un troisième tome, qu’il n’a pas pu finir avant sa mort en 1872.↩︎

  6. Delaunay (1860a).↩︎


Références

Delaunay, Charles Eugène. 1860b. “Théorie du mouvement de la lune.” Mémoires de L’Académie Des Sciences de L’Institut Impérial de France 28: 1–883.↩︎

Newcomb, S. 1871 Théorie des perturbations de la lune qui sont dues à l’action des planètes. Journal de mathématiques pures et appliquées 16, pp. 321–368. Lien externe.↩︎

Delaunay, C. E. 1867 Théorie du mouvement de la lune, Volume 2. Mallet-Bachelier, Paris.↩︎

Newcomb, S. 1909 La théorie du mouvement de la lune: son histoire et son état actuel. In Atti del IV congresso internazionale dei matematici, Volume 1, G. Castelnuovo (Ed.), pp. 135–143. Lien externe. ↩︎

Delaunay, C. E. 1860a Sur l’inégalité lunaire à longue période du à l’action perturbatrice de Vénus, et dépendant de l’argument ℓ+16⁢ℓ′-18⁢ℓ′′. Connaissance des temps ou des mouvements célestes à l’usage des astronomes et des navigateurs pour l’an 1862, pp. 3–58. Lien externe.↩︎

Titre
Simon Newcomb à Henri Poincaré, juin 1890
Incipit
Permetter me de vous indiquer un problème ...
Date
1890-06
Adresse
Paris
Lieu
Washington
Chapitre
Simon Newcomb
Lieu d’archivage
Library of Congress
Cote (dans les archives)
Newcomb Papers 35
Type
fr Brouillon autographe
Section (dans le livre)
1
Nombre de pages
13
Langue
fr
Licence
CC BY-ND 4.0

« Simon Newcomb à Henri Poincaré, Juin 1890 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré, Les Astronomes Et Les géodésiens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 18 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/7037