LettreHenri Poincaré à Aloys Verschaffel, 01 janvier 1909

Bureau des longitudes1
Palais de l’institut 3, rue Mazarine

Mon cher Collègue

M. Bigourdan m’a communiqué votre note sur la jeunesse des étoiles. Elle me paraît intéressante ; permettez moi pourtant les observations suivantes ; il conviendrait de rappeler les chiffres sur lesquels vous vous appuyez, car il est nécessaire de savoir :

\(1^\circ\) S’il s’agit seulement des mouvements propres angulaires ou des vitesses radiales, car dans le 1 cas on pourrait supposer qu’elles sont lentes parce qu’elles sont loin.

\(2^\circ\) S’il s’agit des mouvements propres observés, c’est-à-dire des mouvements par rapport au Soleil, ou des mouvements corrigés de la parallaxe c’est-à-dire des mouvements absolus. Dans l’exposé de votre théorie, il serait nécessaire d’expliquer nettement les hypothèses dont vous partez. Les vitesses \(v\) et \(v'\) sont-elles rapportées au Soleil, ou au Centre de gravité du système Solaire ; à quelle loi de probabilité sont-elles supposées satisfaire, est-ce celle de Maxwell ?2

Votre bien dévoué collègue
Poincaré


Apparat critique 

  1. Comme Poincaré écrit sur du papier à en-tête du bureau des longitudes, on peut dater cette lettre d’une des années pendant lesquelles il en a été le président, soit 1899, 1909 ou 1910. De plus, Verschaffel ne publie qu’une seule note concernant la cosmologie théorique : essai d’une contribution à l’explication de quelques faits récemment découverts dans l’astronomie stellaire Verschaffel (1914). On peut donc conclure que cette lettre date de 1909 ou 1910.↩︎

  2. La loi de Maxwell décrit la loi de distribution des vitesses des particules d’un gaz en équilibre thermodynamique. Poincaré s’est intéressé à plusieurs reprises à la théorie cinétique des gaz Poincaré (1893b), (1893a), (1894), (1906c), (1906b) et à ses applications à la cosmologie Poincaré (1906a). Dans ses Leçons sur les hypothèses cosmogoniques, Poincaré (1911) montre comment dériver la loi de Maxwell et comment elle s’applique dans le cadre de la théorie de Raoul du Ligondes sur l’origine des planètes:

    Pour lui [du Ligondes], le point de départ, n’est plus la nébuleuse de Laplace, dont les mouvements sont déjà régularisés par le frottement, c’est un chaos véritable. Au lieu d’une masse gazeuse dont les diverses parties sont rendues plus ou moins solidaires les unes des autres par l’effet de la viscosité, et qui forme en tous cas un continu, nous n’avons plus qu’un essaim de projectiles se croisant au hasard dans tous les sens. [...] De temps en temps, ces mouvements sont troublés, soit parce que ces corps approchent beaucoup les uns des autres, soit parce qu’ils se choquent physiquement. Et ce sont ces chocs qui produisent l’évolution [...]. Supposons [...] deux planètes circulant en sens contraire sur la même orbite circulaire ; avant d’avoir décrit une demi-circonférence, elles se rencontreront, leur vitesse sera détruite par le choc, si on les suppose dépourvues d’élasticité, et elles tomberont ensemble sur le Soleil, augmentant ainsi la masse de l’astre central. De pareils chocs peuvent devenir fréquents dans un milieu constitué comme l’imagine M. du Ligondès; il y a donc une concentration progressive de la masse; on la voit peu à peu s’organiser, les planètes et le Soleil se différentient, puis se nourissent de la matière qui les entoure et finissent par tout absorber. On peut montrer que par le jeu même de ces chocs, on arrive à un système d’orbites peu excentriques et peu inclinées. Bien que se faisant au hasard et pour ainsi dire aveuglément, ces chocs transforment le chaos en un cosmos admirablement réglé, où l’uniformité primitive a fait place à la variété, mais à une variété harmonieuse.
    La nébuleuse de M. du Ligondès, sillonnée en tous sens par des projectiles se mouvant au hasard, ressemble beaucoup au gaz de la théorie cinétique. [...] Et cependant la Thermodynamique et la théorie cinétique nous enseignent que les gaz, comme le monde physique tout entier, tendent sans cesse vers l’uniformité. Les lois du hasard et celles des grands nombres tendent à niveler très rapidement les inégalités que le gaz peut présenter, jusqu’à ce que la température et les vitesses deviennent uniformes dans toute la masse. Prenons comme point de départ un système de molécules gazeuses dont les vitesses, au lieu d’être fortuitement réparties, seraient harmonieusement distribuées, de manière à faire une sorte de cosmos pareil au système solaire; au bout de peu de temps, nous serons retombés dans le chaos, les masses primitivement différentiées se seront confondues en une seule, les vitesses seront de nouveau réparties suivant la loi de Maxwell, qui est celle du hasard. Comment deux mécanismes en apparence identiques ont-ils pu produire deux effets opposés ? La réponse est aisée : dans la théorie cinétique des gaz, on regarde les molécules gazeuses comme parfaitement élastiques, il n’y a rien qui ressemble à une résistance passive, la force vive n’est jamais détruite ; dans l’hypothèse de M. du Ligondès, les corps en se choquant perdent leur force vive, au moins en partie, et la transforment en chaleur ; nous avons vu que c’était là l’origine d’une tendance à la concentration et par conséquent à la différentiation. Nos projectiles peuvent donc subir deux sortes de perturbations ; de brusques déviations causées par l’attraction newtonnienne, quand deux masses viennent à se rapporcher sans se toucher, et des chocs physiques. Les premières perturbations, de beaucoup les plus fréquentes, se font sans perte de force vive, elles sont tout à fait assimilables aux chocs des molécules gazeuses dans la théorie cinétique ; elles tendent donc à maintenir le chaos, ou même à le rétablir, et à faire règner partout la loi de Maxwell. Les chocs physiques au contraire entraînent des résistances passives ; c’est à eux que nous devons l’organisation du cosmos. Poincaré (1911, p. ix-xi)

    Dans son essai d’une contribution à l’explication de quelques faits récemment découverts dans l’astronomie stellaire, Verschaffel (1914) reprend la théorie exposée par Poincaré pour expliquer pourquoi les étoiles en vieillissant accélèrent leur mouvement et perdent de leur masse:

    On admet que la collision entre les masses cosmiques a joué un certain rôle dans la formation des masses qui constituent les masses cosmiques actuelles, soit des étoiles, soit des masses planétaires ou encore nébuleuses. Toute collision entre étoiles sera, par son essence et dans son résultat général, une destruction de force vive qui sera transformée en chaleur. Une partie des masses entrées en collision pourra accidentellement recevoir un accroissement de mouvement notable ; ce ne sera qu’au détriment du mouvement général.
    Si l’on peut attribuer à la collision un rôle d’une assez grande importance elle expliquera pourquoi on trouve réunies dans les étoiles la masse, la chaleur et la lenteur du mouvement : la collision, qui a fait en partie la masse, a produit en même temps, ce qui est de son essence, la transformation du mouvement en chaleur. Verschaffel (1914, p. 267-268)

    La question est de savoir s’il est envisageable que les collisions aient été suffisament fréquentes pour expliquer les phénomènes d’accélération et de variation de masse. Verschaffel explique que dans les temps passés, la matière était moins condensée et pour les périodes plus proches, les chances de collision sont encore très grandes puisque les corps célestes sont soumis à la gravitation. Pour Verschaffel, la loi c’est le choc, une collision n’est pas un accident, une exception à une loi. Il évoque même à l’appui de sa théorie que les étoiles nouvelles qui apparaissent puissent être des collisions que nous observons.
    Dans ses Leçons sur les hypothèses cosmogoniques, Poincaré montre en comparant le volume occupé par les sphères de garde des corps célestes de la voie lactée et le volume de celle-ci, que le parcours moyen d’une étoile est donc plus grand que les dimensions de la Voie lactée Poincaré (1911) et que les collisions y sont donc un phénomène rares. Dans ses remarques sur l’article de Verschaffel Puiseux (1914), Pierre Puiseux fait allusion à un autre calcul de Poincaré selon lequel on ne devrait pas s’attendre à constater une rencontre en un milliard d’années. Puiseux en concluait que les apparitions des Nova, qui sont incomparablement plus fréquentes, doivent donc être rattachées à d’autres causes.↩︎


Références

Poincaré, Henri. 1893a. “Sur La Théorie Cinétique Des Gaz.” Comptes Rendus Hebdomadaires de L’Académie Des Sciences 116: 1165–6.↩︎

———. 1893b. “Sur Une Objection à La Théorie Cinétique Des Gaz.” Comptes Rendus Hebdomadaires de L’Académie Des Sciences 116: 1017–21.↩︎

———. 1894. “Sur La Théorie Cinétique Des Gaz.” Revue Générale Des Sciences Pures et Appliquées 5: 513–21.↩︎

———. 1906a. “La Voie Lactée et La Théorie Des Gaz.” Bulletin de La Société Astronomique de France 20: 153–65.↩︎

———. 1906b. “Réflexions Sur La Théorie Cinétique Des Gaz.” Journal de Physique Théorique et Appliquée 5: 369–403.↩︎

———. 1906c. “Sur La Théorie Cinétique Des Gaz.” Bulletin Des Séances de La Société Française de Physique, 150–84.↩︎

———. 1911. “Leçons Sur Les Hypothèses Cosmogoniques.” Edited by Henri Vergne. Paris: Hermann.↩︎

Puiseux, Pierre. 1914. “Remarques au sujetde l’article précédent.” Bulletin Astronomique 31: 272–73.↩︎

Verschaffel, Aloys. 1914. “Essai d’une contribution à l’explication de quelques faits récemment découverts dans l’astronomie stellaire.” Bulletin Astronomique 31: 265–72.↩︎

Titre
Henri Poincaré à Aloys Verschaffel, 01 janvier 1909
Incipit
M. Bigourdan m'a communiqué votre note sur la jeunesse des étoiles.
Date
1909-01-01
Adresse
Hendaye
Lieu
Paris
Lieu d’archivage
Château-Observatoire d'Abbadia
Cote (dans les archives)
A. Verschaffel 371.
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
1
Droits
Institut de France
Nombre de pages
2
Langue
fr
Écrit au plus tard le
1910-12-31
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Aloys Verschaffel, 01 Janvier 1909 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré, Les Astronomes Et Les géodésiens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 25 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/Correspondance/item/8793