Partie 8 - Pour conclure : jeux de l'intime, jeux de l'égo

« Je n’ai pas pu t’écrire hier », « Je ne t’ai pas écrit depuis lundi », « Je voudrais bien savoir », « J’ai reçu tes considérations politiques », … Comme toute correspondance, la correspondance de Poincaré est d’abord écrite à la première personne du singulier.

Cependant, ce Je a un statut particulier. Ce n’est pas le Je du rédacteur du mémoire sur le problème des trois corps108 ou de l’article sur la « Dynamique de l’électron »109 ; ce n’est pas plus le Je de l’auteur de La science et l’hypothèse110. Ce n’est pas non plus le Je du mathématicien ou du mécanicien correspondant avec ses pairs français et étrangers ou le Je du Poincaré membre de l’Académie des sciences, de l’Académie française ou du Bureau des longitudes.

Lorsque Poincaré écrit à ses parents, principalement à sa mère, le Je n’est pas simplement travaillé par l’élaboration d’un projet professionnel. Ce Je c’est celui du déchirement familial, de la nostalgie d’une jeunesse nancéienne surprotégée. Ce Je est structuré par le choc de la Guerre de 1870 et de l’occupation de Nancy par les troupes allemandes. Sans que cela soit paradoxal, ce Je singulier doit se lire au pluriel.

Car combien y-a-t-il de Poincaré ? La lecture des lettres à sa famille permet d’en distinguer un très grand nombre : le fils de médecin et d’universitaire élevé au sein de la bonne société bourgeoise nancéienne, l’étudiant sérieux et brillant, le jeune polytechnicien ambitieux, soucieux de bien se faire voir de l’administration de l’école, l’étudiant potache et chahuteur, le républicain modéré mais convaincu, le major de promotion pris entre ses camarades et l’institution, le fils couvé par sa mère, le mondain un peu cynique, le frère attentionné et protecteur, le jeune homme misogyne à la mode du 19e siècle, l’ami fidèle mais parfois un peu hypocrite, le calculateur et le carriériste, l’amateur de théâtre et d’opéra comique, le jeune étudiant lettré et adepte des jeux de mots et des jeux littéraires, le jeune provincial attiré par la multitude d’espaces et de libertés que peut offrir la vie parisienne, etc.

Les récits qu’il fait de ses études, des colles et des examens, des cérémonies ésotériques chères aux polytechniciens, les comptes rendus de ses sorties dans le monde, de ses soirées au théâtre, etc. sont soumis à des filtres : un jeune homme de vingt ans ne raconte pas toute sa vie à sa famille et Poincaré utilise un langage très élevé, très policé, pour rendre compte de situations manifestement beaucoup moins lisses (la vie de chambrée à l’École polytechnique, les bizutages, les sorties nocturnes, etc.). Le Je de cette correspondance est donc un Je social, structuré par ses habitus sociaux et les systèmes de normes au sein desquels sa vie s’est jusqu’alors déployée.

Henri Poincaré et sa
sœur au début des
années 1860

Eugénie Poincaré en 1895

Le nom de Poincaré a, semble-t-il, inspiré quelques craintes à ses biographes. Pour s’en convaincre il suffit de lire la préface de la biographie de Ferdinand Verhulst, Henri Poincaré : Impatient Genius. Elle débute en effet par ce témoignage d’humilité :

« It is quite an enterprise to write about a scientist who made fundamental contributions to so many fields. After working for several years on this biography, I remarked to a German colleague and friend, “I have to stop this; Poincaré is too great for me.” It seemed to me that it was impossible for one mathematician to give a complete account of everything that Poincaré had accomplished. My friend replied, “That is not a good reason to give it up, Poincaré is too great for all of us.” The feeling of impossibility did not disappear, but my friend’s word were kind of support, and I continued113 ».

Cet aveu d’impuissance est probablement vaguement rhétorique mais il pose une question essentielle : comment rendre compte de l’importance d’une œuvre pluridisciplinaire considérée, de l’aveu même de la communauté scientifique, comme extrêmement difficile à saisir ? Il est possible d’argumenter en faveur d’une forme d’autonomie de l’œuvre scientifique et de considérer que le parcours de carrière est suffisant pour en expliquer les grandes lignes. C’est manifestement le choix implicite de Verhulst quand il ponctue l’évocation des travaux scientifiques de Poincaré de quelques analyses biographiques faites à partir de sources secondaires. C’est, en tout état de cause, le choix explicite de Jeremy Gray dans sa biographie, intitulée fort justement Henri Poincaré. A Scientific Biography :

« This is a scientific biography of Henri Poincaré. It is confined entirely to his public life: his contributions to mathematics, to many branches of physics and technology, to philosophy and to public life. It presents him as a public figure in his intellectual and social world; it leaves the private man alone apart from a deliberately brief account of his childhood and education114 ».

En d’autres termes, c’est d’abord et avant tout la personnalité publique de Poincaré que Gray se propose d’évoquer ; c’est-à-dire celle d’un savant pris dans des institutions, qui représente sa discipline, qui intervient sur la scène intellectuelle, qui s’affiche, qui publie et qui construit une œuvre suffisamment importante pour être discutée par d’autres.

La correspondance de jeunesse de Poincaré nous fait cependant entrer sur un territoire bien différent. En ouvrant des perspectives multiples sur son moi intime, ses réseaux d’amitiés, ses relations familiales elle nous invite à sortir d’une rhétorique convenue sur la prédestination du génie et sur la séparation nécessairement évidente entre la vie d’un auteur et de son œuvre. Restituer la vie intime de Poincaré, dans sa banalité quotidienne et ordinaire – en l’occurrence ici sa jeunesse – peut nous permettre de comprendre le poids du hasard, de la contingence et des rencontres dans son parcours. Le postulat implicite d’une telle démarche de réappropriation est que le privé n’est pas étranger au travail scientifique et que les événements les plus importants d’une vie ne sont pas forcément ceux qui laissent le plus de traces115.

En d’autres termes, la valorisation de ce corpus permet d’entrebâiller la boite noire des identités multiples de Poincaré. Comment évoquer la vie et l’œuvre d’un savant d’exception ? Peut-on même donner un aperçu du parcours de cet « obscur et myope ouvrier de la science », de ce « cerveau des sciences rationnelles », pour reprendre quelques expressions utilisées dans la presse au moment de son décès ? Poser ces questions revient déjà à s’intéresser à ses identités professionnelles multiples : l’ingénieur, l’universitaire, le savant, l’académicien…

Mais Poincaré ne fut pas que cela. Il fut aussi une icône de la presse populaire, un intellectuel engagé dans l’affaire Dreyfus, un vulgarisateur scientifique, un administrateur de la recherche, un pédagogue, un homme de lettres, etc. Toutes ces identités tissent un vaste ensemble de réseaux sociaux, qu’il convient de reconstruire si l’on veut dessiner un portrait global crédible du savant… Vaste entreprise, qui ne peut que se compliquer encore si l’on décide d’explorer son identité privée : sa famille, ses relations amicales, son mode de vie, ses goûts personnels, ses opinions personnelles en matière de religion ou de politique.

La correspondance de jeunesse apporte une contribution nouvelle à la l’élaboration forcément collective d’un portrait mosaïque de Poincaré. Certes la question de la véracité de ce portrait se posera sans doute toujours et d’autres sources viendront l’enrichir dans les années à venir. Mais au final, plus que la véracité, c’est peut-être la pluralité des approches qui importe. À ce titre, il me paraît éclairant de clore cet introduction par une courte référence au film I am not there réalisé en 2007 par Todd Haynes et consacré à Bob Dylan. Todd Haynes s’est employé à mettre en scène différents épisodes de la vie et de l’œuvre du chanteur américain en cassant les codes de la narration classique : plusieurs figures de Bob Dylan sont ainsi évoquées – le chanteur folk engagé, la vedette internationale, le prophète chrétien born again, etc. – à travers des personnages fictifs faisant écho à ses chansons ou à son parcours de vie ; les identités multiples de Dylan sont ainsi incarnées par 6 acteurs différents, dont une femme (Cate Blanchett). Les récits d’épisodes de vie – réels, fictifs, fantasmés – sont fusionnés avec des chansons de Dylan lui-même, contribuant ainsi à dresser un portrait cubiste de l’artiste. Où est le vrai dans ces récits ? Comment rendre compte d’une vie ou des vies d’un artiste ? Comment structurer la narration des flux, des changements, des contingences d’une vie ? Telles sont les questions qui ont manifestement guidé le réalisateur, comme en témoigne cet extrait d’une lettre envoyée à Bob Dylan pour lui présenter le projet :

« If a film were to exist in which the breadth and flux of a creative life could be experienced, a film that could open up, as opposed to consolidating, what we think we already know walking in, it could never be within the tidy arc of a master narrative.

The structure of such a film would have to be a fractured one, with numerous openings and a multitude of voices, with its prime strategy being one of refraction, not condensation. Imagine a film splintered between seven separate faces — old men, young men, women, children — each standing in for spaces in a single life116 ».

Bob Dylan n’est certes pas Poincaré et comparaison n’est pas raison. Pour autant, l’idée de déconstruire l’illusion de l’unicité biographique d’une vie ou d’une carrière me semble d’une grande portée. Elle m’a en tout état de cause beaucoup inspiré en travaillant sur les Je multiples du Poincaré étudiant.

Laurent Rollet, janvier 2017

 


 

  1. [H. Poincaré 1890b].

  2. [H. Poincaré 1905].

  3. [H. Poincaré 1902].

  4. Source : collection privée, famille Poincaré.

  5. Source : collection privée, famille Poincaré.

  6. [F. Verhulst 2012, page VII].

  7. [J. Gray 2012, page 2].

  8. Pour plus de détails sur les perspectives ouvertes par la prise en compte de la sphère intime de la vie savante de Poincaré, voir [L. Rollet 2016] dans l’ouvrage dirigé par Nicolas Adell et Jérôme Lamy, Ce que la science fait à la vie [N. Adell & J. Lamy 2016].

  9. Extrait d’une lettre de Todd Haynes à Bob Dylan, cité dans [R. Sullivan 2007].