LettreGutton à Poincaré, 1910-11-26

2-29-4. Camille Gutton to H. Poincaré

Nancy 26 nov. 1910

Cher Monsieur,

Je vous envoie un exemplaire d’un cours d’électrotechnique que j’ai publié récemment, en vous priant de vouloir bien l’accepter en souvenir reconnaissant des nombreux conseils que vous m’avez donnés.11Gutton 1911c.

J’ai fait cette année des expériences sur la propagation de l’électricité, dans le but de comparer directement les vitesses de la lumière et des ondes de Hertz le long des fils.22Gutton 1911a, 1911b, 1912.

Un excitateur envoie des ondes qui se partagent en O entre deux lignes de fils parallèles tendus l’un au dessus de l’autre. L’une des lignes aboutit à une étincelle E, l’autre à un très petit condensateur immergé dans le sulfure de carbone et disposé entre deux nicols croisés. Deux lentilles forment l’image de l’étincelle entre les armatures du condensateur, la lumière est reçue ensuite dans une lunette au point sur cette image. Les deux fils de la ligne qui va au condensateur peuvent être simultanément changés de longueur au moyen de deux coulisses analogues à celles d’un trombone. Si la lumière arrive au condensateur lorsqu’il est chargé et par suite biréfringent, l’image de l’étincelle est visible dans la lunette.

En tirant la coulisse, on observe que l’éclat de cette image passe par une série de minima et on peut déterminer à un centimètre près environ les positions de la coulisse qui correspondent à ces minima.

On rapproche ensuite l’excitateur de Hertz en supprimant une longueur OA de fil, on rapproche aussi de la même longueur les deux lentilles, de façon à diminuer de la même quantité d’une part le trajet des ondes électriques, d’autre part celui de la lumière.

On observe à nouveau les longueurs de la coulisse qui correspondent aux minima, elles devraient être les mêmes si les vitesses de la lumière et des ondes étaient rigoureusement égales, or en opérant sur une longueur de 18,60mètres, on trouve qu’il faut un peu augmenter le tirage de la coulisse. De cette augmentation on déduit l’écart relatif des vitesses de propagation.

Des expériences faites avec des condensateurs différents, des excitateurs soit du genre Blondlot, soit du genre Lecher immergés dans l’huile, m’ont montré que l’écart dépendait du diamètre, de la résistance spécifique des fils et de la longueur de la perturbation électrique.33Ernst Lecher.

Je vous envoie les valeurs de la différence relative des vitesses que j’ai déterminée pour différents excitateurs et pour différents fils.

5cm de diamètre avec un condensateur Excitateurs genre Blondlot Excitateurs genre Lecher
Fils 8cm de diamètre 25cm de diamètre petit plus grand
fil de cuivre 0mm,97 de diamètre 1321 1345 1398 1345 1235 1233 1244 1127 1147
fil de laiton 1mm,00 de diamètre 1131 1140 1143 1105 1107 174 181
fil de cuivre 0mm,50 de diamètre " " " 1138 1104
fil de cuivre étainé 0mm,50 de diamètre " " " 177 158

Les expériences ne donnent pas des minima équidistants, et leur distance moyenne est plus petite que celle qui correspond à la longueur d’onde principale de l’excitateur. Cette particularité m’a arrêté quelque temps. J’ai reconnu en faisant des expériences de détermination des longueurs d’ondes par le procédé de Drude, c’est à dire en cherchant au bout d’une longue ligne, la distance de deux ponts pour laquelle la partie de ligne comprise entre eux est en résonance, que l’oscillation très amortie envoyée par l’excitateur résultait de la superposition de plusieurs oscillations plus courtes, de sorte que la courbe qui représente son intensité devrait présenter de nombreuses et irrégulières sinuosités.44Paul Drude.

Comme la quantité de lumière rétablie par le phénomène de Kerr est proportionnelle à la 4e puissance de la force électrique ces sinuosités s’exagèrent au point que les minima de lumière qui leur correspondent sont tous très visibles. Cette circonstance est d’ailleurs très favorable au succès des expériences car elle permet d’opérer sur des perturbations courtes quoiqu’intenses. Par le même procédé, on peut mesurer la vitesse de la lumière dans l’eau ou le sulfure de carbone.55John Kerr (1824–1907), physicien écossais, remarqua en 1875 qu’un diélectrique transparent devient biréfringent dans un champ électrique.

Je cherche actuellement à mettre en évidence la dispersion de la lumière par l’extinction pour des longueurs de lignes différentes du rouge et du bleu. Je suis arrêté par le fait que la lumière de l’étincelle entre des pointes de platine est presque complètement bleue et par le fait que le phénomène de polarisation chromatique fait aussi dominer le bleu. Si on arrive à voir du rouge, par exemple en mettant un sel de strontium sur les pointes entre lesquelles jaillit l’étincelle, le rouge que l’on obtient ne donne lieu à aucun minimum d’intensité. Cela tient sans doute à ce que la température ne s’abaisse jamais assez pour que les variations d’éclat des vapeurs métalliques puissent suivre les oscillations de l’étincelle.

J’essaie maintenant d’employer des tubes de Geissler à hydrogène et d’opérer soit sur la raie bleue, soit sur la raie rouge.66Heinrich Geissler (1814–1879) développa une technique pour étudier des effets lumineux des décharges à basse pression, qui utilisait des tubes de verre remplis d’un gaz raréfié, avec une partie centrale capillaire dans laquelle le phénomène lumineux est plus éclatant. Peut-être en employant des ondes plus longues et par suite plus intenses, arriverai je à obtenir une lumière rouge qui suive les oscillations de l’étincelle ?

Je vous prie, cher Monsieur, d’excuser cette longue lettre. Connaissant votre bienveillance et sachant que la question de propagation de l’électricité avait depuis longtemps attiré votre attention, j’ai pris la liberté de vous l’envoyer. Voudrez-vous, je vous prie, présenter mes hommages respectueux à Madame Poincaré et recevoir l’assurance de mon profond et affectueux dévouement.

M. Blondlot me charge de vous envoyer ses meilleures amitiés.

Votre bien dévoué,

C. Gutton

ALS 6p. Collection particulière, Paris 75017.

Références

  • C. Gutton (1911a) Comparaison des vitesses de propagation de la lumière et des ondes électromagnétiques le long des fils. Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences de Paris 152, pp. 685–688. External Links: Link Cited by: 2-29-4. Camille Gutton to H. Poincaré.
  • C. Gutton (1911b) Expériences sur la vitesse de la lumière dans les milieux réfringents. Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences de Paris 152, pp. 1089–1091. External Links: Link Cited by: 2-29-4. Camille Gutton to H. Poincaré.
  • C. Gutton (1911c) Génératrices de courants et moteurs électriques : introduction à l’étude de l’électrotechnique appliquée. Dunod et Pinat, Paris. Cited by: 2-29-4. Camille Gutton to H. Poincaré.
  • C. Gutton (1912) Expériences sur la vitesse de la lumière dans les milieux réfringents. Journal de physique théorique et appliquée 2, pp. 196. External Links: Link Cited by: 2-29-4. Camille Gutton to H. Poincaré.

Titre
Gutton à Poincaré, 1910-11-26
Incipit
Je vous envoie un exemplaire d'un cours d'électrotechnique que j'ai publié récemment ...
Date
1910-11-26
Adresse
Paris
Lieu
Nancy
Chapitre
Camille Gutton
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
4
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Langue
fr
Licence
CC BY-ND 4.0

« Gutton à Poincaré, 1910-11-26 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Les Physiciens, Chimistes Et ingénieurs. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 18 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/11508