LettreHenri Poincaré à Georges Henri Halphen - mars 1881

[mars 1881]1

Monsieur,

Vous devez trouver que je tarde beaucoup à vous envoyer la note que je vous avais promise sur les fonctions fuchsiennes. Je vous prie de m’excuser ; j’ai été presque constamment en voyage depuis que j’ai eu le plaisir de vous voir2 et je n’ai pas eu une minute à moi.

Voici quel a été le but de mes recherches, et quelle marche j’ai suivie.

Existe-t-il des fonctions uniformes \(F(z)\) telles que : \[F(z) = F\left(\frac{\alpha_1 z + \beta_1}{\gamma_1 z + \delta_1}\right) = F\left(\frac{\alpha_2 z + \beta_2}{\gamma_2 z + \delta_2}\right) = \,\ldots\, = F\left(\frac{\alpha_n z + \beta_n}{\gamma_n z + \delta_n}\right)\] Il est clair qu’en général il n’en existera pas parce que le groupe \(G\) dérivé des opérations

\[\left(z, \frac{\alpha_1 z + \beta_1}{\gamma_1 z + \delta_1}\right),\,\left(z, \frac{\alpha_2 z + \beta_2}{\gamma_2 z + \delta_2}\right),\,\ldots\,, \left(z, \frac{\alpha_n z + \beta_n}{\gamma_n z + \delta_n}\right)\]

ne sera pas discontinu, c’est-à-dire contiendra des opérations changeant \(z\) en une quantité aussi voisine que l’on voudra de \(z\) ; ou bien aussi voisine qu’on voudra d’une quantité donnée.

La première chose à faire est donc de rechercher les conditions pour que le groupe \(G\) soit discontinu.

Voici ce que je trouve à ce sujet.

Je suppose que \(\alpha_1, \beta_1, \gamma_1, \alpha_2, \beta_2, \,\ldots\) sont réels (ce n’est pas là l’hypothèse que j’avais faite dans es notes des 14 et 21 février3).

L’opération \[\left(z, \frac{\alpha_1 z + \beta_1}{\gamma_1 z + \delta_1}\right)\] sera complètement déterminée quand on saura qu’elle change \(z_0\) en \(t_0\) et \(z_1\) en \(t_1\) ; de telle sorte que \[t_0 = \left(\frac{\alpha_1 z_0 + \beta_1}{\gamma_1 z_0 + \delta_1}\right) \qquad t_1 = \left(\frac{\alpha_1 z_1 + \beta_1}{\gamma_1 z_1 + \delta_1}\right).\] Nous l’appellerons alors l’opération \((z_0, t_0\,;\,z_1, t_1)\).

Les quatre points \(z_0, t_0, z_1, t_1\) ne peuvent être choisis arbitrairement.

Par \(z_0\) et \(z_1\) et par \(t_0\) et \(t_1\) faisons passer deux circonférences ayant leur centre sur l’axe des \(x\) et coupant cet axe en \(\mu_0, \mu_1\,;\,\nu_0,\nu_1\). On devra avoir : \[(1) \qquad \mbox{rapport anharmonique} (z_0,z_1\,;\,\mu_0,\mu_1) = \mbox{rapport anharmonique} (t_0,t_1\,;\,\nu_0,\nu_1)\] Remarquons que les points \(z_0, z_1\,;\, t_0, t_1\) peuvent être

1\(^\circ\) réels et en dehors de l’axe des \(x\).
2\(^\circ\) sur l’axe des \(x\).
3\(^\circ\) imaginaires.

Au lieu d’écrire in extenso la relation \((1)\), j’écrirai pour abréger : \(R (z_0,z_1) = R (t_0, t_1)\).

Cela posé, soient \(A_0, A_1, \,\ldots\,, A_n\) \(2n\) points réels ou imaginaires.

Joignons \(A_1\) à \(A_2\) par une circonférence \(B_1\) ayant son centre sur l’axe des \(x\), \(A_2\) à \(A_3\) par une circonférence \(B_2\) ayant son centre sur l’axe des \(x\), etc. ; nous obtiendrons un polygone curviligne dont les éléments (sommets et côtés) se suivront dans l’ordre suivant : \[A_1 B_1 A_2 B_2 A_3\,\ldots\, A_{2n-1} B_{2n-1} A_{2n} B_{2n} A_1\] Supposons que l’on ait réparti les \(2n\) côtés en paires, et cela d’une façon arbitraire ; nous dirons que chaque côté est le conjugué de l’autre côté de la même paire. Nous allons répartir les sommets en cycles de la manière suivante :

Partons d’un sommet quelconque, prenons le côté suivant, puis son conjugué, puis le sommet suivant, puis le côté suivant, puis son conjugué, etc. ; on rencontrera ainsi un certain nombre de sommets et on finira par revenir au point de départ. Les sommets ainsi rencontrés formeront un cycle et tous les sommets se trouveront répartis en un certain nombre de cycles.

Conditions imposées au polygone

\(1^\circ\) Un même cycle ne peut contenir que des sommets réels et situés hors de l’axe des \(x\) ; ou bien il ne peut contenir que des sommets situés sur l’axe des \(x\) ; ou bien tous ses sommets sont imaginaires. Mais un même cycle ne peut avoir à la fois par exemple des sommets réels et imaginaires.

\(2^\circ\) Si \(B_i\) et \(B_k\) sont des côtés conjugués, on a : \(R(A_i, A_{i+1}) = R(A_k, A_{k+1})\).

Si l’on considère un cycle dont tous les sommets sont réels, la somme des angles correspondant au polygone curviligne est une partie aliquote de 4 droits4.

À ces conditions, le groupe dérivé des opérations \(A_1, A_{k+1}\,;\, A_{i+1}A_k\) est discontinu et il existe une infinité de fonction uniformes \(F(z)\) qui sont inaltérées par les opérations de ce groupe.

Si cela ne vous ennuie pas trop, je vous enverrai prochainement de nouveaux détails.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma considérations la plus distinguée,

Poincaré


Apparat critique

  1. La lettre suivante est la réponse d’Halphen à cette lettre.
    Cette lettre est conservée à la bibliothèque de l’Institut de France.↩︎

  2. Voir lettres précédentes.↩︎

  3. (Poincaré 1881a, 1881b).↩︎

  4. Soit \(\frac{4\pi}{n}\), \(n\) entier.↩︎


Références

Poincaré, Henri. 1881a. “Sur Les Fonctions Fuchsiennes.” Comptes Rendus Hebdomadaires Des Séance de L’Académie Des Sciences 92: 333–35.

———. 1881b. “Sur Les Fonctions Fuchsiennes.” Comptes Rendus Hebdomadaires Des Séance de L’Académie Des Sciences 92: 395–98.

Titre
Henri Poincaré à Georges Henri Halphen - mars 1881
Incipit
Vous devez trouver que je tarde beaucoup à vous envoyer la note ...
Date
1881-03
Adresse
Paris
Lieu
Caen
Cote (dans les archives)
MS 5624:162
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
0
Droits
Bibliothèque de l'Institut de France
Nombre de pages
4
Noms cités dans l'apparat
Halphen, Georges-Henri (1844-1889)
Langue
fr
Écrit au plus tard le
1881-03-23
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Georges Henri Halphen - Mars 1881 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Les mathématiciens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 29 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/11515