LettreMarcel Bertrand à Henri Poincaré, 02 février 1900

Paris 2 février 1900

Mon cher camarade,

J’ai repris hier soir d’après vos indications, la série de mes raisonnements, et je crois maintenant que j’arrive à les rendre explicits. Il est clair que je me trompais en voulant démontrer qu’il n’y a qu’une couche sphérique mise en mouvement par l’effet du charriage pour compenser la couple de dénudation.1 L’exemple de la mouche est en effet logique, toutes les solutions sont possibles, depuis les mouvements en masse de la terre, jusqu’à celui d’une couche de masse égal à la masse déplacée superficiellement ; le choix entre ces diverses solutions dépend des conditions d’adhérence des diverses couches, qui n’entrent pas dans les calculs. Je n’en persiste pas moins à croire qu’il y a en effet une mince écorce qui se déplace seule, d’abord parce ce que cela est plus conforme aux conditions physiques de la croûte, telles que nous les observations dans les montagnes, et ensuite par ce que cela est nécessaire pour le tétraèdre. Ceci admis, en éliminant mon autre grosse erreur, on trouve que le déplacement de la couche superficielle n’est pas et ne peut pas être égal au déplacement de l’axe : il est beaucoup plus grand.. Ce ne sont pas les mêmes molècules qui restent auprès du pôle, et le bourrelet équatorial doit aussi (la terre solide tendant toujours à reprendre avec un peu du retard sa forme d’équilibre) se déplacer sur la sphère et être formé avec des molècules différentes.2

De plus on trouve ainsi que le mouvement de l’axe n’est pas uniforme. Si les actions de dénudation étaient restées constantes pendant les temps géologiques, le mouvement serait uniformément accéléré. Si au contraire, comme il y a des bonnes raisons de le croire, les actions de dénudation ont été progressivement en diminuant, le mouvement de l’axe aurait été d’abord un mouvement accéléré, pour devenir, à un moment donné, un mouvement retardé.

J’ai aussi repris ce qui est relatif aux chaînes méridiennes, que j’avais trop cavalièrement éliminées. On trouve qu’elles produisent aussi des déplacements, mais qui ne sont plus naturellement dans un plan normal à l’écliptique. De plus, pour les chaînes [p]rimaires (Oural), le déplacement a été de est à l’ouest, et pour les chaînes tertiaires (M. Rocheuses et Andes), le déplacement a été de l’ouest à l’est. Il est donc probable que, par suite des actions de ces chaînes méridiennes, le pôle au lieu de décrire un grand cercle méridien, décrit sur la sphère une ligne ondulée autour de ce grand cercle. C’est d’ailleurs conforme à ce qu’il se peut établir pour 3 anciennes positions du pôle.3

Enfin, dans ces conditions,les données géologiques ne me semblent plus pouvoir fournir, même approximativement,une évaluation de la vitesse de déplacement du bourrelet équatorial, et par conséquent de la vitesse correspondante[?] de variation de l’excentricité. Le calcul que vous m’aviez fait hier ne peut donc plus s’appliquer, et pour moi je reste persuadé, jusqu’à preuve du contraire, que c’est bien là la cause de l’accéleration du mouvement lunaire, par ce que le seul donné nouvelle à introduire dans la mécanique céleste est naturellement celle dont elle n’a pas tenu compte jusqu’ici, la déformation des roches.

J’espère que vous me permettrez d’aller encore vous demander vos conseils, et je vous prie de croire à l’assurance de mes sentiments dévoués.

M. Bertrand


Apparat critique 

  1. Sur les phénomènes du charriage : M. Bertrand, ”Le bassin houiller du Gard et les phénomènes du charriage”, Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, 1er semestre, t. 130, p. 213-220↩︎

  2. Lors de la séance du 20 janvier 1900, Bertrand présente une note dans laquelle il met en relation le déplacement de l’axe de rotation de la Terre et la mobilité de l’écorce terrestre. Il admet ainsi que la Terre n’est pas un solide invariable et qu’il y a des déplacements systèmatiques de masses à sa surface et à son intérieur, et qu’il essaye d’expliquer par de lois de la Mécanique (”Essai d’une théorie mécanique de la formation des montagnes. Déplacement progressif de l’axe terrestre. Note de Marcel Bertrand”, Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, 1er semestre, t. 130, p. 291-298.↩︎

  3. Lors de la séance du 19 février 1900, Bertrand précise le mouvement du pôle et détaille mieux les déplacements des chaînes : ”Déformation tétraédrique de la Terre et déplacement du Pôle. Note de Marcel Bertrand”, Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, 1er semestre, t. 130, p. 449-464.↩︎

Titre
Marcel Bertrand à Henri Poincaré, 02 février 1900
Incipit
J'ai repris hier soir, d'après vos indications ...
Date
1900-02-02
Expéditeur
Bertrand, Marcel
Adresse
Paris
Lieu
Paris
Chapitre
Marcel Bertrand
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
1
Identifiant dans les archives locales
CD n° 147
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Noms cités dans l'apparat
Bertrand, Marcel
Langue
fr
Licence
CC BY-ND 4.0

« Marcel Bertrand à Henri Poincaré, 02 février 1900 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré, Les Astronomes Et Les géodésiens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 27 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/13243