LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - juin 1876

[Juin 1876]

Ma chère maman

Lundi soir après avoir mis mon topo à la poste, j’aperçus une affiche de théâtre ; je vis qu’on jouait Le gendre de M. Poirier1, avec Got et Delaunay2. Je me décidai donc à y aller. J’allai alors chez Laveur avec les ponts où j’entendis la conversation suivante :

1er Pont. Eh bien, et le mariage de Bourguin3, qu’est-ce qu’il devient, on n’en parle plus.

Moi, tiens il se marie Bourguin.

1er Pont. Tiens, tu le connais, Bourguin.

Moi. Oui je le connais.

1er Pont. Et tu ne savais pas çà, voilà deux ans qu’il doit se marier.

Moi. Toujours avec la même.

1er Pont. Toujours avec la même.

Lui. Un bel exemple de fidélité.

2eme Pont. J’espère qu’il nous invitera à la noce.

1er Pont. Oui, on dansera. D’ailleurs il dit qu’il danse déjà beaucoup. Il m’a dit l’autre jour Nous dansons beaucoup rue Monge (sic).

3e Ah, c’est rue Monge.

1er Pont. Oui, c’est rue Monge (sic).

J’allai ensuite aux Français ; arrivant vers 7 h. chiade insensée, déjà les queues des deux bureaux étaient obligées de se replier n fois sur elles mêmes pour ne pas empiéter l’une sur l’autre. J’étais en train de me demander si je devais retourner chez moi quand j’aperçus en tête de la queue (sic) un petit chapeau qui me dit bonjour, sous ce petit chapeau je reconnais Bonnefoy auquel je confie mes intérêts. Il prend aussi en main ceux de Thiré4 dont la situation est identique à la mienne. Enfin il passe, nous franchissons différentes barrières à la grande stupéfaction des représentants de la force publique, et nous nous installons à nos places.

La première pièce était Philiberte d’E. Augier5. La pièce est fort jolie. C’est une jeune fille à qui sa nièce acariâtre est parvenue à faire croire qu’elle est laide. Comme d’ailleurs elle est très riche, elle se figure que tous les bonshommes qui la recherchent se moquent bien d’elle et elle les reçoit comme des chiens dans un jeu de quilles, d’où une série de complications qu’il serait trop long d’énumérer. Le type le plus épatant là-dedans était Thiron (que tu as dû voir dans la G. M.6 ou dans [1 mot illisible7], d’après ce que tu m’as dit) il faisait un vieux gentilhomme (naturellement) qui voudrait épouser la demoiselle et qui l’entretient naturellement dans ses idées pour l’empêcher de chercher ailleurs.

La jeune fille était Broissat8. Les autres étaient insignifiants. Venait ensuite Le gendre de M. Poirier. Got faisait M. Poirier plus épatant que jamais ; Delaunay le gendre, moins chic que la dernière fois que je l’ai vu mais encore très épatant ; enfin Croizette moins chique9 que dans le Demi Monde10 mais comprenant mieux son rôle que dans Mlle de la Seiglière. Thiron faisait le cuisinier mais le gentilhomme lui convenait mieux.

Tu me préviendras quand tu auras rencontré Mme Courtet avec des lunettes.

 


  1. Le gendre de Monsieur Poirier était une comédie en quatre actes et en prose d’Émile Augier et de Jules Sandeau.

  2. Louis-Arsène Delaunay était un acteur très célèbre dans la seconde moitié du 19e siècle.

  3. Marie Georges Maxime Bourguin avait fait partie de la promotion 1871 de l’École polytechnique. C’est peut-être en raison de ses origines meusiennes qu’il connaissait Poincaré (il était né à Marville). Il devait faire toute sa carrière dans le corps des ponts et chaussées où il termina avec le grade d’inspecteur général. Il travailla notamment à la construction du canal de l’Est dans la Meuse et il fut également attaché au contrôle de l’exploitation et au contrôle de la construction du Chemin de fer de l’Est. L’histoire de son mariage avorté est évoquée dans une lettre ultérieure (voir notamment les lettres 247et 248). Voir son dossier de Légion d’honneur aux archives nationales (LH/331/58).

  4. Né à Caen, Arthur Thiré était sorti de l’École polytechnique en 1874.

  5. Philiberte est une comédie en vers en trois actes d’Émile Augier. Elle avait été créée au Théâtre du Gymnase dramatique en 1853.

  6. Il est question ici de la pièce d’Édouard Cadol, La grand’maman qui avait été créée à la Comédie française en mai 1875 avec Charles Thiron dans le rôle du personnage de Dubiais.

  7. Poincaré cite ici le titre abrégé d’une pièce dans laquelle aurait joué Charles Thiron. Peut-être s’agit-il de Gabrielle, une comédie d’Émile Augier créée en mai 1869 à la Comédie française et reprise en avril 1875.

  8. Émilie Broisat (1846-1929) – Poincaré écrit Broissat dans sa lettre – avait intégré la Comédie française en 1874 et était devenue sociétaire en 1878.

  9. Chique : terme d’argot signifiant le suprême de l’élégance et de la perfection.

  10. Le demi monde est une pièce d’Alexandre Dumas fils. Elle avait été créée au Théâtre du Gymnase dramatique en 1855.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - juin 1876
Incipit
Lundi soir après avoir mis mon topo à la poste ...
Date
1876-06
Identifiant
L0245
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Visites familiales et amicales
fr Théâtre et opéra
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
4
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Mots d'argot polytechnicien cités
Chiade / Chiader
Noms cités dans l'apparat
Poincaré, Henri (1854-1912)
Charles Thiron
Numéro
245
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - Juin 1876 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 23 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/13934