LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - mai 1876

Mardi [mai 18761]

Ma chère maman,

Tu me la fais à l’oseille2, avec ton Léopold3. Il me donne rendez vous à 1 h ½ ; je l’attends jusqu’à 3 h. Je le crois collé, je file ; il arrive à 5 h j’étais bien loin ; il trouve porte close. Quoi de plus naturel.

Je n’ai pu en effet aller à la poste à Cherbourg y étant arrivé et en étant parti les deux fois à des heures indues où le postillon4 cherbourgeois était encore en train de piquer son chien dans les bras de Morphée5. Mais je vais écrire au postard cherbourgeois de m’expédier le topo en question. Récapitulons les désastres matériels du voyage. D’abord la pointe de mon parapluie fait aujourd’hui avec son écrou le plus bel ornement du musée de Bayeux. Mon chapeau yokohaman6 qui me coûtait 55 cent [centimes] a péri à la grande bataille de Valognes. Mon baudrier est décousu. Ma valise a un prob [problème] de fermeture absolument idiot ; enfin il faut remplacer les guêtres suprapantalonnesques par de simples jarretières. Comme désastres j’ai encore à citer la séparation ou plutôt le déclouement d’une semelle de mes bottes et l’inondation de C [Caen] qui s’est produite dans mon système bleu. Quant à la benzine elle ne s’est pas livrée à la même extravagance.

Racontons maintenant le voyage en détails. Ne fais pas attention si je me répète.

1ère journée trouvilloise

À 7 h je me lève, je me mets dans mon attirail le plus complet ; je prends un sapin ; j’arrive à la gare je n’y trouve que Bonnefoy nous prenons un chocolat ensemble. Puis arrivent tous les autres on déniche un bazar et on déniche le yokohama. Le voyage einsenbahnestre7 n’offre rien de particulier. À Serquigny nous déjeunons non sans ahurir les larbins8 de l’étblst [établissement] peu habitués à une telle affluence de voyageurs aussi singuliers. À Trouville nous trouvons un hôtel vide ; nous montons et je couche dans la même ch. [chambre] avec Petitd. [Petitdidier]. Nous montons nos affaires et nous prenons la plage de Trouville dans la dir [direction] de Hon. [Honfleur]. J’avais à peine traversé le coralrag9 et ramassé qq [quelques] trigonia clavellata10 quand j’essayais de pénétrer dans l’Oxford clay (argile de Dives) je n’y pénétrai pas plus qu’aux genoux je me retourne et j’aperçois [1 nom propre illisible] et Delamarre11 dans la même situation. Quant à Petitdid. il a préféré le Kumridgclay12. Je continue néanmoins ma course et j’arrive finalement à Villerville. Là commence le retour ; nous prenons l’avance, on revient par la route et nous sommes à Trouville, Honoré, de Neuville13 et moi, une demi-heure avant les autres ; j’ouvre ma valise grâce à leur aide, change de pantalon et je confie mon granitique14 à la bonne de l’établ. [établissement].

Je descends avec mon pantal. [pantalon] anglais. Le lendem. [lendemain] elle m’a rendu mon p. gra [pantalon granitique] dans un état absolt irrépr. [absolument irréprochable] mais tout mouillé. Le soir grand seulhomme sur la jetée ; mer phosphorescente. Mon œil va bien.

 


  1. Cette lettre est difficile à situer dans une chronologie fine. Par sa forme matérielle elle s’apparente aux lettres rédigées à la hâte durant l’excursion de Poincaré en Normandie : écriture hachée, papier à lettre, style télégraphique du récit, etc. Cependant, par son contenu, notamment le récit du rendez-vous manqué à la gare avec Léopold Matuszynski, elle suggère qu’elle a été rédigée après le retour de Poincaré à Paris. Dans la mesure où les lettres suivantes, rédigées à n’en pas douter à Paris, reprennent le récit du voyage en Normandie, j’ai décidé de placer cette lettre dans une position intermédiaire.

  2. La faire à l’oseille : jouer un tour désagréable à quelqu’un, chercher à impressionner quelqu’un en le dupant (voir le Trésor de la langue française).

  3. Il s’agit probablement Léopold Matuzinsky.

  4. Postillon : employé des postes, conducteur d’une voiture de poste.

  5. Piquer son chien dans les bras de Morphée : dormir. Il s’agit de jargon polytechnicien.

  6. Peut-être s’agit-il d’un chapeau de style japonais, confectionné avec de la paille de Yokohama ? Le japonisme était très en vogue en France dans la seconde moitié du 19e siècle.

  7. Voyage eisenbahnestre : voyage en train.

  8. Larbin : domestique, avec une nuance plutôt péjorative. Poincaré désigne ici les employés de l’établissement.

  9. Coral rag : étage corallien.

  10. Trigonia clavellata : mollusque bivalve archaïque très répandu durant l’ère secondaire.

  11. Charles Delamare – Poincaré écrit Delamarre – était un camarade de promotion de Poincaré à l’École polytechnique. Il était alors élève à l’École des mines, mais dans la filière civile [Registres des étudiants de l’École polytechnique 2016].

  12. Il est question ici des argiles de Kimmeridge, une formation d’argiles maritimes datant du Jurassique supérieur.

  13. Il s’agissait probablement d’élèves de l’École des mines dans la filière civile. Ils ne semblent pas être passés par l’École polytechnique.

  14. Granitique : référence au pantalon couvert d’argile.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - mai 1876
Incipit
Tu me la fais à l'oseille, avec ton Léopold.
Date
1876-05
Identifiant
L0236
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Course géologique en Normandie
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
4
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Mots d'argot polytechnicien cités
Pique-chien
Topo
Système
Sapin
Seul homme (ou monôme)
Numéro
236
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - Mai 1876 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 27 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/14048