RapportRapport à l'Académie des sciences de Paris - 31 janvier 1910

[Ca. 31.01.1910]1

Le principal titre de M. Lorentz est la théorie dans laquelle il a cherché à réunir dans une vaste synthèse tous les phénomènes connus de l’Électricité et de l’Optique. La théorie de Fresnel laissait subsister bien des difficultés ; Fresnel cherchant à se rendre compte des conditions dans lesquelles se produit l’aberration de la lumière, avait reconnu que les lois de la réfraction ne sont pas altérées par le mouvement de la Terre et que la position apparente d’une étoile reste la même qu’on l’observe à travers une lunette pleine d’air ou pleine d’eau. Pour expliquer ces phénomènes, il avait supposé que l’éther est partiellement entraîné par le mouvement de la matière et que la fraction ainsi entraînée est égale à 1-1n2, n étant l’indice de réfraction. Ses vues avaient été confirmées par une expérience de Fizeau. Mais n n’est pas le même pour toutes les couleurs, et on ne s’expliquait pas bien comment la fraction d’éther entraînée par la matière différait, selon que cet éther était traversé par de la lumière rouge ou par de la lumière violette.

La théorie de Maxwell, en rattachant l’optique à l’électricité, n’avait pas fait disparaître la difficulté ; traduction mathématique des idées de Faraday, elle supprimait pour ainsi dire l’électricité, qui cessait d’être une substance pour n’être plus qu’une intégrale ; le rôle le plus important était attribué aux lignes de force, aux milieux diélectriques et à leurs propriétés diverses. Non seulement la question de l’aberration devenait plus difficile encore à résoudre, mais les phénomènes nouveaux des rayons cathodiques, et l’électrolyse elle-même avaient peine à trouver leur place dans les cadres établis par Maxwell.

M. Lorentz a modifié profondément la théorie de Maxwell. Pour lui l’éther dans le vide se comporte comme le supposait Maxwell, mais il se comporte encore de la même manière, non seulement dans le vide, mais dans tous les milieux, transparents ou non. L’éther a partout la même densité, partout la même élasticité, il est d’ailleurs absolument immobile, si l’on fait abstraction de ses variations périodiques, que l’on regardait autrefois comme des vibrations, qui sont peut-être de nature toute différente, mais qui même s’ils sont de petits mouvements, n’altèrent pas la position moyenne de chacune de ses parties. Seulement dans ce milieu uniforme, sont distribués de petits corpuscules électrisés appelés électrons. Dans les milieux transparents, ces électrons ne peuvent s’écarter beaucoup de leur position moyenne à laquelle les ramène sans cesse une sorte d’élasticité; ils ne peuvent donc subir que de petites oscillations. Si la lumière s’y propage plus lentement que dans le vide, c’est qu’elle ne peut avancer sans mettre en branle ces électrons.

Dans les milieux conducteurs, les électrons se déplacent librement, arrêtés seulement quand ils arrivent à la surface du corps métallique; dans ce déplacement ils subissent une sorte de frottement et c’est pour cela que les conducteurs s’échauffent.

On peut aussi rendre compte aisément des paradoxes relatifs à l’aberration ; mais la théorie conduisait à prévoir un phénomène inconnu. Si les gaz incandescents émettent de la lumière, c’est que par suite de l’élévation de température, leurs électrons se mettent à vibrer et que cet ébranlement se communique à l’éther.2 Si cette lumière est d’une longueur d’onde déterminée, c’est que cette longueur d’onde correspond à la période propre de vibration de l’électron. Mais si ce corpuscule est électrisé, il doit être sensible à l’influence d’un champ magnétique ; ce champ devra donc altérer sa période et par conséquent déplacer la raie d’émission du gaz.3 La vérification expérimentale fut faite par Zeeman, avec un plein succès. Je n’insisterai ici ni sur l’importance du phénomène de Zeeman en spectroscopie, ni sur les travaux théoriques et expérimentaux auxquels il a donné lieu. Comme il arrive toujours, les phénomènes observés, tout en se moulant à peu près sur les phénomènes prévus, en différaient par quelques détails, mais Lorentz a pu, sans peine, par des modifications peu importantes et suffisamment plausibles apportées à sa théorie, rendre compte de toutes ces divergences. A la suite de cette découverte retentissante, le prix Nobel fut attribué à MM. Lorentz et Zeeman.4

Cependant la théorie recevait de nouveaux développements ; de nouvelles difficultés surgissaient du côté de l’aberration. Sous sa première forme, la théorie rendait compte des faits avec une approximation qui paraissait très supérieure à celle qu’on pouvait attendre des expériences. Mais Michelson, l’habile physicien américain, poussa la précision à un degré que personne n’avait prévu, et à sa grande surprise, le principe de relativité reçut une confirmation beaucoup plus complète qu’il ne s’y attendait. Rappelons en quoi consiste ce principe ; il nous apprend que par aucun moyen expérimental, nous ne pourrons connaître les vitesses absolues des corps, mais seulement leurs vitesses relatives. On l’admettait dans l’ancienne mécanique, mais l’ancienne Optique en faisait bon marché, puisqu’elle fournissait le moyen de comparer la vitesse absolue des corps à la vitesse de la lumière; cela répugnait aux métaphysiciens mais on s’en tirait en disant que ce qu’on mesurait, ce n’était pas la vitesse absolue d’un corps, mais sa vitesse relative par rapport à l’éther. Depuis l’expérience de Michelson, cette position n’est plus tenable, il est impossible de déceler autre chose que les vitesses relatives des corps les uns par rapport aux autres, mais nous devons renoncer à connaître aussi bien leurs vitesses relatives par rapport à l’éther que leurs vitesses absolues.5 Et ce principe doit être regardé comme rigoureux et non pas seulement comme approché.

Pour rendre compte de ces faits nouveaux, Lorentz et FitzGerald introduisirent une hypothèse qui semble d’abord presque saugrenue. Ils supposent que tous les corps matériels subissent lorsqu’ils sont en mouvement une petite compression dans le sens du mouvement. Quelque répugnance que nous ayons à admettre une semblable hypothèse, nous y sommes bien contraints puisqu’elle n’est que la traduction immédiate de l’expérience même de Michelson.6

En même temps la théorie de Lorentz donnait lieu à un grand mouvement d’idées; M. Abraham remarquait que la masse apparente d’un corpuscule électrisé se composait de deux parties, sa masse réelle d’une part, et l’inertie due aux phénomènes électromagnétiques; ce corps électrisé quand il est en mouvement est assimilable à un courant; il possède donc une self-induction qui est une véritable inertie.7 La vitesse des rayons du radium est assez grande pour qu’on puisse faire la part de ces deux inerties; l’expérience fut faite par Kaufmann qui arriva à un résultat inattendu; la masse réelle du corpuscule est nulle.

Cette expérience permit à Lorentz de donner à sa théorie sa forme définitive. Il n’y a plus d’autre matière que des électrons, et si les molécules des corps matériels nous semblent neutres, c’est qu’elles sont formées d’un grand nombre d’électrons tant positifs que négatifs dont les charges se compensent. Il n’y a pas d’autre force que celles qui sont d’origine électromagnétique. On arrive ainsi à démontrer le principe de relativité dans toute son étendue. Ce principe entraîne comme conséquence nécessaire, non sans doute qu’il n’y a d’autre matière que des électrons, et d’autre force que les forces électromagnétiques, mais tout au moins que la masse de toute matière est variable, et cela d’après les mêmes lois que l’inertie due à la self-induction, et d’autre part que toute force varie d’après les mêmes lois que les forces électromagnétiques.

Il résultait de tout cela une mécanique nouvelle qui pour les vitesses ordinaires inférieures à 10000 kilomètres par seconde, ne diffère pas sensiblement de la mécanique ancienne, mais qui s’en écarte aux grandes vitesses. Tout de suite après la publication du mémoire de Lorentz, Kaufmann essaya une vérification avec les rayons du radium ; cette vérification échoua. Bucherer reprit les expériences en s’affranchissant de certaines causes d’erreur, et cette fois obtint une confirmation complète des vues de Lorentz. On m’a dit que Kaufmann venait par de nouvelles expériences, de confirmer les résultats de Bucherer, mais j’ignore si ses recherches ont déjà été publiées.8

Il resterait donc à montrer comment toutes les forces connues peuvent se réduire à des forces électromagnétiques ou à des forces suivant les mêmes lois. C’est là une tâche gigantesque et qui n’est pas près d’être accomplie. Lorentz s’est attaqué seulement à la gravitation.9 Pour l’expliquer il complique encore son hypothèse ; l’action des électrons positifs ou négatifs les uns sur les autres se fait toujours d’après les mêmes lois, celles qui résultent de la théorie Maxwell-Lorentz ; seulement le coëfficient de la formule n’est pas le même, suivant qu’il s’agit de l’action mutuelle de deux électrons de même signe, ou de celle de deux électrons de signe contraire. De cette façon il rend compte d’une part de la loi de Newton aux faibles vitesses et de tous les phénomènes astronomiques observés, et d’autre part il s’assujettit rigoureusement au principe de relativité. L’inconvénient de cette nouvelle conception, c’est que l’état de l’éther ne dépend plus seulement de deux champs, le champ électrique et le champ magnétique, mais de quatre champs dont deux sont électriques et deux magnétiques. Dans notre ignorance de la nature de l’éther, ce n’est pas une raison absolue de rejeter l’hypothèse.

Les conceptions de Lorentz rendent compte également du rayonnement des corps solides incandescents ; dans un corps métallique très chaud, les électrons circulent avec une grande vitesse comme les molécules gazeuses circulent dans un vase d’après la théorie cinétique; en arrivant à la surface du métal ils se réfléchissent, comme ces molécules gazeuses qui atteignent la paroi du vase ; ce changement brusque de direction produit un ébranlement de l’éther et c’est là la cause de la lumière rayonnée. Lorentz a montré que les conséquences de cette hypothèse concordent avec les lois connues du rayonnement.

Toutefois dans un travail plus récent, il a montré que cette concordance n’est qu’approchée; que dans une enceinte fermée, jouant le rôle d’un corps noir, la distribution de l’énergie se conformerait d’abord à ce qu’exigent les lois de l’émission des corps noirs ; mais que cette distribution ne serait que provisoire, et que finalement toute l’énergie se trouverait sous forme de lumière de très courte longueur d’onde. Ces vues hardies n’ont pas encore reçues leur confirmation définitive et ne doivent encore être accueillies qu’avec réserve.10

J’espère avoir fait comprendre le caractère de la vaste synthèse tentée par M. Lorentz. Cette synthèse n’a pas été stérile; elle nous a conduit à découvrir un grand nombre de faits nouveaux; je crois que ces considérations suffisent pour justifier la place que la Commission a attribuée à M. Lorentz sur sa liste de présentation.11

AD 4p. Archives de l’Académie des sciences de Paris.

Notes

  • 1 Le manuscrit porte deux cachets: “Institut de France – Académie des Sciences”, et “Académie des Sciences – Archives”. Il porte en outre trois annotations de main inconnue: “Comité secret du 31 Janvier 1910”, “(Relu le 21 novembre 1910)”, et “Rapport de M. Poincaré sur les travaux de M. Lorentz”.
  • 2 Variante : “Si les corps … ”.
  • 3 Variante : “Mais si l’électron … ”.
  • 4 Poincaré rédigea une lettre de nomination en faveur de Lorentz (§ 2-62-7).
  • 5 Variante : “il est impossible de connaître … ”.
  • 6 George Francis FitzGerald (1851–1901) était depuis 1881 l’Erasmus Smith Professor of Natural and Experimental Philosophy à Trinity College Dublin. Dès 1889, il avança l’hypothèse d’une contraction longitudinale de tous les corps en mouvement par rapport à l’éther. Lorentz soutenait la même hypothèse à partir de 1892; voir FitzGerald (1889); Lorentz (1892).
  • 7 Max Abraham (1874–1922).
  • 8 Les résultats d’Alfred Bucherer ont été confirmés par Günther Neumann en 1914 (A.I. Miller 1981, 351).
  • 9 Voir Lorentz (1900), et le commentaire de Poincaré (1908).
  • 10 Lorentz 1909.
  • 11 Lorentz a été présenté pour la position d’associé étranger en 2e ligne ex aequo avec Richard Dedekind, J. W. Hittorf, et J. H. Van’t Hoff, Jr., derrière Johannes Diderik Van der Waals (1837–1923). Ce dernier fut élu le 07.02.1910. Quant à Lorentz, il fut élu associé étranger neuf mois plus tard, le 28.11.1910 (Académie des sciences de Paris 1979, 353).

Références

  • Académie des sciences de Paris (Ed.) (1979) Index biographique de l’Académie des sciences, 1666 à 1978. Gauthier-Villars, Paris.
  • G. Castelnuovo (Ed.) (1909) Atti del IV congresso internazionale dei matematici. Accademia dei Lincei, Rome. External Links: Link
  • H. A. Lorentz (1900) Considerations on gravitation. Proceedings of the Section of Sciences, Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam 2, pp. 559–574.
  • H. A. Lorentz (1909) Le partage de l’énergie entre la matière pondérable et l’éther. See Atti del IV congresso internazionale dei matematici, Castelnuovo, pp. 145–165. External Links: Link
  • A. I. Miller (1981) Albert Einstein’s Special Theory of Relativity: Emergence (1905) and Early Interpretation. Addison-Wesley, Reading, MA.
  • H. Poincaré (1908) La dynamique de l’électron. Revue générale des sciences pures et appliquées 19, pp. 386–402. External Links: Link

Titre
Rapport à l'Académie des sciences de Paris - 31 janvier 1910
Incipit
Le principal titre de M. Lorentz est la théorie ...
Date
1910-01-31
Destinataire
Académie des sciences
Langue
fr
numéroDeVolume
2
Description
Varia : 1

« Rapport à l’Académie Des Sciences De Paris - 31 Janvier 1910 », La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/17757