LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 17 novembre 1873

[Lundi 17 novembre 1873]

Ma bonne maman,

Il s’est passé de graves événements depuis hier. La guerre civile a éclaté parmi nous. Je t’ai raconté la conversation que j’ai eue avec Ruault. Bien que je lui ai promis jusqu’à un certain point le secret, j’avais cru devoir prévenir Badoureau pour qu’il prenne les mesures nécessaires pour empêcher que, grâce à la surprise, les jésuites ne triomphent. Néanmoins rien n’avait transpiré, et au moment où nous descendions pour les cotes, Ruault m’aborde et me dit : Je te remercie d’avoir gardé mon secret. L’inspection n’a rien offert de particulier. On nous a présenté les nouveaux capitaines et levé les consignes ; puis nous sommes descendus aux cotes. D’abord brouhaha immense ; enfin on obtient le silence, on me met le bonnet de coton sur la tête on l’enfonce jusqu’au cou on me fait faire la pirouette et je me trouve sur les planches. On m’enlève le bonnet et Badoureau commence son discours. Rappelle-toi, me dit-il en résumé, que les galons ne te donnent aucun privilège sur tes camarades ; mais qu’ils ne te font encourir en aucune façon la responsabilité de leurs actes (Applaudissements). Devisse-toi le plus souvent possible. Tu as été reçu bizut et point carré ; soit néanmoins carré avec l’adminis. Puis je descends. Vient ensuite le major de queue auquel on débite un assez joli laïus en vers où on lui dit qu’être ici le dernier est encore un honneur et qu’il doit se conduire de telle façon qu’on dise en le voyant : qu’est-ce donc que le premier. Enfin après quelques cotes sans importance, on appelle le conscrit Ruault. Le conscrit Ruault n’apparaît pas ; il reste dans un coin ; tout près de moi ; tout près des planches ; mais entouré de solides gardes du corps. À ce moment une dizaine de jésuites cherchent à escalader la tribune. La commission des cotes les repousse et les rejette, un ou deux sur moi, le reste sur Briot1 qui est presque écrasé. Nous refusons la cote, s’écrie l’un deux ; nous demandons la parole : personne n’a la parole ici que la commission des cotes. Liberté pour tous. La promotion a voté, vous devez vous soumettre, etc. etc. Enfin Badoureau s’avance et veut commencer la lecture de la cote. Il est applaudi d’un côté, sifflé de l’autre. Mais le chambard des jésuites l’empêche de se faire entendre. Alors il descend le tableau. Des applaudissements se font entendre. On voit alors pour la première fois comment les jésuites se sont massés. Sur un secteur de 20° environ à droite de l’amphithéâtre, il n’y a que moi qui applaudis. Badoureau commence à écrire. La Compagnie de Jésus, par l’éducation qu’elle donne à la jeunesse, poursuit un but que nous connaissons tous. À ce moment toute l’extrême droite de l’Assemblée se lève, et se précipite vers la porte. Elle sort et va raconter à la rue des Postes ses exploits, non sans laisser derrière elle Érard2 qui reste là on ne sait pourquoi et qui applaudit comme un enragé. Ils étaient 35 conscrits et 20 anciens. Alors Badoureau lit la cote qui était d’une extrême modération. On poursuit sans encombres et les cotes sont finies à 11 heures moins 10. Je cours chercher mon claque et mon épée. Je prends un sapin rue Soufflot et j’arrive pour le train de 11 h 15. Je trouve Roger3 à la gare et nous partons pour Versailles. Après dîner nous allons au Musée4 sans M. et Mme Berger ; nous y voyons toutes les batailles de l’univers. Je vais faire une visite à M. Billy5 que je ne trouve pas. Puis nous retrouvons Jenny au parterre d’eau. Nous nous promenons quelque temps dans le parc. Puis nous allons au café avec M. Berger. Nous soupons et je reviens à Paris sans incident. Je suis invité à aller aujourd’hui à 11 h ½ à l’enterrement de l’amiral Tréhouart6, ainsi que Badoureau. Lecornu7 m’a prêté son habit qui me va très bien. Rappelle-toi que les détails relatifs aux cotes ne doivent pas être trop racontés.

J’embrasse tout le monde.

Henri

 


  1. Louis Albert Briot .

  2. Les archives de l’École polytechnique mentionnent que Marie Lucien Érard (1854-1923) était de la promotion 1874. Sa présence en 1873 paraît donc très surprenante. Il fit carrière dans l’artillerie.

  3. Roger Berment.

  4. Il s’agit du Musée de l’histoire de France du Château de Versailles qui avait été créé en 1833 afin sauver le bâtiment de la ruine. Le musée comprenait une galerie des batailles qui regroupait un vaste ensemble de tableaux dédiés aux grands événements militaires français. Cette galerie existe toujours aujourd’hui.

  5. Eugène Billy.

  6. François Thomas Tréhouart de Beaulieu.

  7. Poincaré fait référence à Léon Le Cornu et il utilise une variante orthographique de son nom (Lecornu).

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 17 novembre 1873
Incipit
Il s'est passé de graves événements depuis hier.
Date
1873-11-17
Identifiant
L1873-11-17-HP_EP
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Affaires diverses (polytechnique)
fr Affaire des postards
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
1
Identifiant dans les archives locales
CD n° 001
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Noms cités dans l'apparat
Marie Lucien Érard
Numéro
006
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 17 Novembre 1873 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 25 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/3671