LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 6 mai 1874

 

Ma chère maman,

Que signifie cette dépêche ? Quand j’ai écrit cette phrase, je n’avais pas voulu lui attacher une si grande importance. Je voulais simplement dire que je vous attendais avec impatience et puis quand j’ai écrit cette lettre, j’étais très ennuyé. Le schicksal se met encore contre moi. J’ai peur de ne pas tenir au classement qui aura lieu avant les exams. Les exams me rétabliront à une grande distance ; mais je voudrais tenir jusque là. Voici donc le résumé de la situation. J’ai jusqu’à présent 20, 19, 18, 18, 17, l’autre2 19, 19, 18, 18, 17 ; je suis donc à très peu près à égalité. J’avais 104 ou 84 points d’avance. Le dessin compte 21 ; le déficit peut donc aller de ce côté jusqu’à 126 ; mais c’est un maximum qui ne sera probablement pas atteint ; de plus je compte à mon actif le laïus et l’allemand. Enfin sur le terrain des maths, la lutte ne peut se continuer dans des circonstances aussi défavorables. La situation en était là quand Bonnefoy est schicksalé dans des circonstances éminemment favorables. Le résultat encore inconnu ne peut changer que de quelques microns nos situations respectives. C’est sous le coup de cette affaire que j’ai écrit cette lettre.

Maintenant il suffirait d’un coup pour me sauver et beaucoup pour me perdre. Il est aisé de voir quelle importance j’attache à ce classement partiel ; car un grand élément de force pour moi est la réputation d’inexpugnabilité que j’ai acquise ; j’ai bien fait part de mes inquiétudes à quelques cocons, mais personne ne croit que c’est arrivé et c’est ce que je voulais. De plus cette réputation pourra me servir plus tard. Enfin il me faut cette année une certaine avance pour être tranquille l’année prochaine. J’ai aussi des inquiétudes plus sérieuses ; qui me dit que le hasard au lieu d’avoir agi dans le 2d semestre n’a pas plutôt agi dans le 1er. Qui me dit que la situation qui me paraît anormale, ne doit pas se prolonger, s’aggraver même l’année prochaine avec le gigon des galons3.

Je ne regrette pas encore le choix que j’ai fait de l’X. Si je reste major, l’avantage est évident. Mais je ne puis m’empêcher de reconnaître que M. Forthomme4 avait raison sous certains rapports. Le travail que l’on fait ne me servira absolument à rien pour ce que je ferai plus tard. Dans ce moment quelles sont mes occupations ? Portera-t-on le crêpe à l’épée malgré l’adminis ? ou bien : le colleur gobera-t-il plus cette formule si je la mets à gauche du tableau ou à droite ? En face de ces deux grosses questions, tout s’efface ; on est ici comme dans une immense machine dont il faut suivre le mouvement sous peine d’être dépassé ; il faut faire ce qu’ont fait avant vous 20 générations d’X et ce que feront après vous 2n+1 générations de conscrards. Ici on ne se sert que de deux facultés de son intelligence ; la mémoire et l’élocution ; comprendre un cours, tout le monde peut y arriver avec du travail et voilà pourquoi tout le monde peut arriver à me chiader s’il le veut bien. Les colleurs ne vous demandent jamais de gigon ; ce système ne m’a pas réussi ; mais il n’a pas encore été employé dans des circonstances favorables, et je compte encore sur lui pour me sauver. Quand je pense aux exams intelligents de Tissot5 et autres, aux exams intelligents que j’ai eus en février, que dis-je aux colles que je passais au bazar6, je ne puis m’empêcher de prendre en pitié ces petites colles de 10 minutes où on joue son avenir dans une expression plus ou moins exacte ou sur une phrase plus ou moins bien tournée et où on juge un individu sur des différences infinitésimales. Autant presque schicksaler sa note.

Je suis donc condamné à cette alternative, renoncer au travail personnel ou à ma place ; comme cette alternative ne dure que deux ans, le choix que j’ai à faire n’est pas douteux ; car l’avantage que je retirerai de ma position est incommensurable ; mais il faut la garder and that is the question.

Il est bien entendu que tout ceci est pour vous et rien que pour vous. Je vous présente peut-être la situation sous un jour trop noir. Ces idées ne sont pas tout à fait ce que je pense maintenant ; c’est plutôt ce que je pensais hier.

 


  1. On peut penser que cette lettre fait suite au télégramme précédent daté du 6 mai mai 1874. À ce moment, la situation de Poincaré comme major était en train de basculer, Marcel Bonnefoy devenant un concurrent très sérieux. Cette lettre est un témoignage particulièrement intéressant sur la manière dont Poincaré essayait de contrôler son image publique et d’asseoir sa réputation. Il faut dire que cette réputation s’était construite dès ses premiers succès au lycée et que c’est peut-être grâce à elle que sa mauvaise note à l’épreuve de mathématiques au baccalauréat ès sciences – il avait eu 0 pour sa composition écrite de mathématiques [P. Appell 1925] – n’avait pas eu de conséquences fâcheuses. Cette lettre est probablement la première de sa correspondance dans laquelle il fasse part de manière claire de ses ambitions et des souffrances que provoquait un système d’enseignement entièrement centré sur une mise en concurrence sévère des élèves : le fait qu’il tenait absolument à conserver son rang est un indice évident de sa volonté d’intégrer l’École des mines, destination naturelle des trois premiers majors de sortie de l’École polytechnique à cette époque [A. Thépot 1998]. On trouvera un écho similaire de ce spleen dans la lettre 68.

  2. Probablement Marcel Bonnefoy.

  3. Poincaré faisait peut-être allusion à la propension des professeurs à attribuer, volontairement ou non, une préférence aux majors de promotion lors des évaluations.

  4. Camille Forthomme. Il était un ami proche de la famille Poincaré : en 1862, il avait été le parrain de Léon Poincaré pour son entrée à l’Académie de Stanislas. Sa fille Sophie était une des meilleures amies de la sœur de Poincaré et, en tant que professeur de lycée, il avait eu Henri Poincaré comme élève. Poincaré avait obtenu de très bons résultats aux concours d’entrée à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure et la question du choix entre les deux écoles avait été longuement débattue au sein de la famille. Ainsi sa sœur se souvenait-elle en ces termes de ces débats : « Les avis étaient, en effet, très partagés, dans la famille, sur la question de savoir laquelle des deux écoles Henri devait choisir. L’École polytechnique avait des partisans ardents, par exemple l’oncle Antoni, par esprit de corps ; et l’uniforme exerçait son prestige. Quant à moi, une sorte de pressentiment me faisait préférer l’École Normale qui eût été mieux appropriée au tempérament d’Henri. Si je ne l’ai pas emporté à cette époque, la suite est venue me donner raison. » [A. Boutroux 2012, chap. XX]. En tant qu’ami de la famille, Forthomme avait aussi son mot à dire sur cette question. On notera pour finir qu’une autre fille de Forthomme, Marie Virginie, se maria avec Georges Gutton et que le nom de Gutton revient à plusieurs reprises dans les lettres de jeunesse (notamment par l’intermédiaire d’Henri Gutton).

  5. Nicolas Auguste Tissot. En 1873, il occupait les fonctions d’examinateur d’admission à l’École polytechnique.

  6. Par ce terme de bazar Poincaré semble ici faire référence à ses années d’études en mathématiques spéciales au lycée de Nancy.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 6 mai 1874
Incipit
Que signifie cette dépêche ?
Date
1874-05-06
Identifiant
L0062
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Classement des élèves
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
2
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Numéro
062
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 6 Mai 1874 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 19 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/3675