LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 30 juin 1878

Écrire à Bergen, poste restante

Röros, 30 juin [18781]

Christiania n’a de remarquable que son port et ses environs. Le 1er jour comme je te l’ai dit je ne fis pas grd [grand] chose je me promenais sur le port et vrs [vers] le Storething ; vers 10 heures moins le quart, Bonnefoy rentra et nous dînâmes. Le lendemain matin j’allai 1° au chemin de fer où on nous donna 2 Reikarten2 sans difficulté 2° chez mon banquier 3° à l’hôtel Victoria pour avoir les lettres ; car Christiania est aussi plein les jours de marché au bois que Paris pendant l’exposition et nous n’avons pas eu de place à l’h. Victoria. L’après-midi je suis en artiste pour aller faire une course géologq au lac Bogstadt3 ; il ne faisait pas très chaud ; mais cependant encore assez pour que nous ayons trouvé du plaisir à boire un verre de lait chez un brave fermier. En passant on a une belle vue sur la mer. Nous arrivâmes à 8 heures. Bonnefoy voulant s’engager à la recherche des porphyres quartzifères dans des chemins d’une existence problématique ; je l’abandonnai et revins par la route ; j’étais rentré à 10 h ¼ ; j’attendis Bonnefoy jusqu’à 11 h et nous dînâmes. Les jours commençaient déjà à baisser singulièrement et à minuit quand nous nous couchâmes, on aurait pu à peine lire son journal dans la rue. Le lendemain en chemin de fer pour Eidsvoll4, voyage en bateau sur le lac Mjösen5. Les bords sont gentils mais plats excepté sur un petit bout qui est assez accidenté. Puis nous débarquons et suivons le Glommen6 en chemin de fer, il continue à transporter des morceaux de bois qui vont comme ils peuvent coucher à Koppang. Ce matin nous nous levons à 6 h pour repartir et nous trouvons une température de 3° Réaumur7 ; mais elle s’élève bien vite et q. [quand] nous arrivons il fait très chaud ; c’était à midi. La ville de Röros8 est beaucoup plus polyglotte qu’elle n’en a l’air. Le directeur de la mine parle anglais et allemand sauf qu’il prononce teuvorque pour the work, tri pour three et chlèque pour schlecht. La sœur de la maîtresse d’hôtel parle anglais et français mais il faut reconnaître qu’on s’entend avec elle beaucoup mieux en anglais qu’en français.

La ville est entièrement en bois. Même la maison du directeur. Les habitants portent le bonnet rouge et veston rouge comme des galériens. Après avoir vu le directeur, nous avons fait un tour dans l’usine qui ne marchait pas car c’était dimanche. Puis nous s. [sommes] montés sur une espèce de monticule assez élevé et d’où l’on découvrait un horizon assez étendu formé par des montagnes q. quoiq [qui quoique] n’étant pas très hautes étaient parsem [parsemées] de plaques de neige. Le pays offrait un aspect singuliert [singulièrement] triste et sauvage surtout q [que] le ciel était un peu couvert.

Je te mets dans cette lettre une fleur que je pense être la linea borealis9 dont mon Suédois10 m’a f. [fait] la description et qu’il a l’air de regarder comme très épatante et particulière au Nord.

 


  1. Dans cette lettre Poincaré évoque en détail son parcours dans le Nord de la Norvège, d’Oslo à Røros. Ce voyage de plusieurs centaines de kilomètres a probablement duré quelques jours.

  2. Reikarten : billets de train.

  3. Le lac Bogstad – Poincaré écrit Bogstadt – se situe à quelques kilomètres au nord ouest d’Oslo. L’expression « en artiste » renvoie sans doute au costume porté pour réaliser cette course géologique.

  4. Eidsvoll est une ville du comté d’Akershus située à une quarantaine de kilomètres au nord est d’Oslo.

  5. Le lac Mjøsa est un des plus grands lacs d’Europe. Il est situé à 120 kilomètres au nord d’Oslo.

  6. Le Glomma (ou Glåma) est la rivière la plus longue de Norvège.

  7. Poincaré utilise ici l’échelle de température de Réaumur qui équivaut à 4/5 d’un degré Celsius. En l’occurrence 3 degrés Réaumur correspondent à 3,75 degrés Celsius Bien que l’échelle de Celsius ait été adoptée dès 1794, celle de Réaumur perdura très longtemps au 19e siècle, à tel point que jusqu’en 1850 les journaux donnaient souvent la température dans les deux unités.

  8. La ville de Røros se situe à environ 400 kilomètres au nord d’Oslo. À l’époque de Poincaré elle possédait des mines de cuivre qui étaient exploitées depuis près de 200 ans. C’était, avec la ville de Kongsberg, une des deux grandes villes minières de Norvège. Les conditions de travail des mineurs au 19e siècle y étaient particulièrement rudes.

  9. La linnée boréale est une plante herbacée rampante aux feuilles persistantes et dont les pétales sont de couleur rose et campanulées.

  10. Plusieurs passages dans les lettres scandinaves laissent à penser que Poincaré bénéficiait des services d’un guide ou d’un traducteur. Voir la lettre suivante.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 30 juin 1878
Incipit
Christiania n'a de remarquable que son port ...
Date
1878-06-30
Identifiant
L0299
Adresse
Nancy
Sujet
fr Voyage d’étude en Norvège et en Suède (1878)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
6
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Noms cités
Marcel Bonnefoy
Noms cités dans l'apparat
Poincaré, Henri (1854-1912)
Numéro
299
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 30 Juin 1878 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 26 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/3786