LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 24 novembre 1873

[24 novembre 1873]

Ma bonne maman,

Je voudrais bien savoir d’abord quelle idée tu te fais de ces calomnies. Ta lettre me fait croire que tu supposes qu’on m’a accusé d’être des leurs. Cela ne peut pas être. En effet, ces calomnies n’étaient pas destinées à sortir de la rue des Postes et ce n’est que par une indiscrétion d’un assistant que j’ai appris leur existence. À ce point de vue du reste, ma position est complètement inattaquable, depuis le topo que j’ai fait passer chez les anciens. Aussi je n’ai pas hésité à aller dimanche dernier voir Xardel1. Mais je vais te raconter d’abord ma sortie. J’avais donné un rendez-vous à Gille2. J’ai été le trouver au Palais Royal à 10 heures et j’y ai dîné avec une clique de St Cyriens de Nancy. En sortant j’ai été voir Xardel avec Gille et je l’ai trouvé avec ses visiteurs habituels. De là j’ai été chez M. Bertin. Je suis monté et il m’a dit qu’il désirait beaucoup faire ma connaissance parce qu’il avait souvent entendu parler de moi par M. Elliot3. Je regretterais beaucoup que ce soit la maladresse que nous avons commise aux examens qui vous ait empêché d’aller à l’École Normale. Je lui explique que je ne suis pas entré parce que ce n’était pas l’idée de mon père4. Vous comprenez, me dit-il que M. Elliot ne nous avait pas écrit que vous aviez eu le 1er prix l’année dernière5.

Nous ne savions pas encore que vous l’aviez cette année là. Nous ne le savions que pour Riquier6. Du reste c’est moi qui ai commis la maladresse ; je vous ai donné deux points de moins qu’à votre ami Appell. Mais je croyais que c’était l’examen de M. Darbout7 qui m’avait recalé. Non, vous aviez 19 comme note moyenne en mathématiques. Il m’a dit de plus que M. Elliot aurait la première place vacante à Paris et que M. Souillard serait probablement nommé à la place de M. Bach8.

J’ai fait ma paix avec Ruault, voici comment. Dans la dernière lettre que je lui avais écrite, je terminais ainsi : « Vous étiez une infime minorité et vous avez voulu des alliés. Si tels n’ont pas été tes motifs, répare tes torts en te soumettant à l’autorité de la promotion et tu nous retrouveras comme autrefois prêts à t’aimer et à te prêter le concours mutuel que se doivent tous les X ».

Aussi lorsqu’hier il m’a fait des avances je lui ai répondu en lui rappelant cette phrase. Je ne me dissimule pas combien cet accord est superficiel puisque je sais qu’il me calommie par derrière ; mais cela vaut mieux comme cela.

Je vais et je me plais très bien. Continue l’article [1 mot illisible].

Henri


  1. Paul Xardel était alors élève à l’École Sainte-Geneviève et faisait donc partie des postards dont il était question dans les lettres de cette période. Voir note 2, page 377.

  2. Albert Gille.

  3. Victor Zéphirin Elliot.

  4. Poincaré avait obtenu la cinquième place au concours de l’École normale supérieure et la question du choix entre l’École polytechnique et l’École normale supérieure avait fait l’objet de nombreuses discussions dans sa famille. Aline Boutroux devait d’ailleurs évoquer cet épisode dans ses mémoires de jeunesse : « Henri était à l’École polytechnique depuis une quinzaine de jours lorsque Mr Bertin, sous-directeur de l’École Normale, le pria de passer un dimanche matin pour le voir. Henri se rendit à l’invitation. Mr Bertin alors lui confessa que, s’il avait été classé cinquième, c’était parce qu’on ignorait qui il était, et parce qu’on croyait qu’il était décidé à entrer à l’École polytechnique. – Moi, par exemple ajouta-t-il, je vous ai donné 16 en physique : c’est un hasard, je vous aurais tout aussi bien donné 19. Mais je tiens à vous dire qu’il est encore temps de réparer les erreurs de l’examen, et qu’on peut vous promettre que si vous veniez à nous, vous seriez immédiatement le premier. » voir [A. Boutroux 2012, chap. XXII]. Le récit de l’échange avec Bertin-Mourot, qui se poursuit dans d’autres lettres, donne un éclairage tout à fait particulier sur le système d’organisation des concours des grandes écoles dans les années 1870.

  5. De quel concours parle-t-il ? En 1873, quelques mois avant d’entrer à l’École polytechnique, Poincaré avait obtenu le premier prix de mathématiques au Concours général. En 1872, il s’était par ailleurs classé premier au Concours Académique.

  6. Charles Riquier. Le nom de Riquier revient à quelques reprises sous la plûme de Poincaré dans cette correspondance.

  7. Gaston Darboux, que Poincaré écrit Darbout à cette époque. Celui-ci était alors maître de conférences à l’École normale supérieure, ce qui explique son implication dans les épreuves du concours d’entrée. Darboux devait faire partie du jury de thèse de Poincaré [H. Poincaré 1879]. Plusieurs lettres de 1878, relatent de manière amusante ses visites à son domicile (voir ainsi les lettres 287 et 289).

  8. Il s’agit de Cyrille Souillart, que Poincaré écrit SouillardXavier Bach, En 1873, Bach avait fait valoir ses droits à la retraite et la question de sa succession se posait. Contrairement aux prédictions de Bertin-Mourot, Souillart ne fut pas nommé sur cette chaire mais à la faculté de Lille en 1874, sur la chaire de mécanique rationnelle et appliquée ; il devait y faire le reste de sa carrière, qu’il consacra notamment à l’étude des satellites de Jupiter. Élu à l’Académie des sciences en 1897, il participa également à l’édition des Œuvres complètes de Laplace. Le successeur de Bach fut finalement le mathématicien et physicien Émile Mathieu  [É. Bolmont, P. Nabonnand & L. Rollet 2015].

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 24 novembre 1873
Incipit
Je voudrais bien savoir d'abord quelle idée tu te fais de ces calomnies.
Date
1873-11-24
Identifiant
L1873-11-24-HP_EP
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Affaire des postards
fr Candidature à l’École normale supérieure (1873)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
1
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Mots d'argot polytechnicien cités
Topo
Ancien
X
Numéro
008
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 24 Novembre 1873 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 25 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/4107