LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - mai 1874

[Fin mai 1874]

Ma chère maman,

Je crois que tu t’exagères beaucoup les conséquences subversives d’un seul-homme. C’est une cérémonie qui se renouvelle à peu-près tous les jours et qui n’a encore eu de conséquences incendiaires que sur les berrys des conscrards. Je ne me suis donc pas mis à la tête d’une bande de pétroleurs1 comme tu as l’air de le croire. De plus, je crois qu’aux yeux du géné je ne suis accusé que de ne pas m’être rendu directement de ma salle dans la salle de dessin. Les pitaines m’ont dit en effet qu’ils ne parleraient pas du seul homme et je crois qu’ils ont dû le faire parce que c’était leur intérêt le plus évident. Maintenant il n’y a rien d’étonnant à ce que le géné ait remarqué ma punition, parce que je n’en ai pas souvent. Maintenant, s’il est mécontent c’est parce qu’il est payé pour cela ; comme il cherche à se rendre le plus agréable possible, les élèves lui rendent avec usure. Ce qui m’étonne beaucoup plus c’est qu’il le dise, puisqu’il envoie tous les huit jours un chant de triomphe au ministère.

Il ne faut donc pas croire que je sois mal avec l’adminis [l’administration]. Je crois au contraire que je suis considéré de ce côté comme un type assez calme. Or qu’est-ce que je demande personnellement à l’adminis. actuelle ; de ne pas me mettre à la porte en cas de chahuts de bourets. Or j’espère bien n’en être pas là et je saurai toujours m’arranger pour n’en pas arriver là. La portion de l’adminis avec laquelle je suis forcé d’avoir des relations agréables si je ne veux pas compromettre mon avenir, c’est la portion scientifique2. Or de ce côté tout va bien. Je n’ai été mal avec Bonnet qu’un peu avant les exams de février. Depuis nous sommes parfaitement ensemble. Je ne parle pas des professeurs. De ce côté il n’y a pas le plus léger nuage. Voilà à quoi je tiens et de côté3 j’ai rempli mon programme aussi complètement que possible. Je ne veux pas dire pour cela que je cherche à me mettre mal avec l’administration militaire. Je suis très bien avec les pitaines etc. Ils savent parfaitement se rendre compte des nécessités de ma situation puisqu’un pitaine me disait encore avant-hier en riant : je sais bien que ce n’est pas de votre faute mais, si j’avais été de vous, j’aurais fait semblant d’aller au cabinet de service. Quant au géné, je ne sais pas ce qu’il pense de moi ; je ne suis même pas bien sûr qu’il en pense quelque chose. Je suis sûr seulement qu’il ne me considère pas comme une brebis galeuse.

L’influence Rinck ne s’est jamais fait sentir que par Élie4 et je la considère surtout comme une intermédiaire qui servait à l’influence de la salle des purs5, de la salle 42, pour parvenir jusqu’à moi. Je l’ai subie sans partage pendant un ou deux mois ; mais je n’ai pas tardé à reconnaître qu’elle répondait à des sentiments faux et exagérés et tout en paraissant continuer aux avis de mon respectable ancien la déférence la plus complète (Un exemple entre mille : aux yeux d’Élie j’ai voté pour l’épée, au lieu que j’ai voté pour le bras) j’ai suivi la politique de la moitié de ma promoss [promotion]6 ; déjà assez fougueuse. Quant à Badoureau, le grand Numa Pompilius, comme tu l’appelles implicitement, il est arrivé à fermer les portes du temple de Janus par des moyens impériaux et plébiscitaires que je n’imiterai qu’à la dernière extrémité7. Tout en reconnaissant les services qu’il a rendus et en n’imitant pas l’ingratitude de la salle des purs à l’égard des grands hommes, je n’approuve pas les méthodes électorales renouvelées de Robert-Houdin8. Maintenant je ne comprends pas que tu m’accuses de vouloir renverser l’édifice à coups de canon. J’ai saisi une occasion qui se présentait de lui donner un coup de sape renouvelé de Jarnac9. Mais cela n’était pas bien dangereux ; car la lutte ne s’engagera pas et personne n’aurait intérêt à répéter les paroles que j’ai lâchées aux gogs ; ou elle s’engagera et alors on pourra soupçonner les auteurs de l’indiscrétion ; mais la victoire n’étant pas douteuse cela n’aurait absolument aucun inconvénient ; dans tous les cas la lutte n’aurait lieu qu’en cas de récidive.

Dans tous les cas, Machiavel lui-même n’a jamais considéré comme une imprudence de brouiller un ennemi avec un type neutre. Les fumistes ne peuvent pas se faire une idée nette de la nature de nos rapports avec l’adminis ; de cette guerre continuelle de tracasseries dont je supporte tout le poids sans en avoir, je le répète, la responsabilité. Je prends au hasard les événements qui se sont passés depuis ce matin jusqu’à deux heures. À 6 h ½ tout le monde descend en zincs malgré la défense contenue dans un ordre antérieur. Grand émoi du basoff Il arrive dans la salle 27 ; Messieurs, veuillez changer de pantalons. Nulle réponse ; Monsieur untel, allez changer de pantalon et ainsi de suite jusqu’au 253e type. Tout à l’heure on affiche que les jours de gymnastique on pourra descendre en zinc le matin ; c’est déjà çà, mais comme on veut plus, il y a des belliqueux qui veulent pousser plus loin les avantages obtenus. On a fermé les gogs du bas. Le colo ne veut pas les rouvrir sous prétexte qu’on y va pour conspuer (au figuré10) les bonnes d’enfants du square Monge ; après plusieurs sommations, on démolit ceux du haut et on m’envoie prévenir l’adminis qu’on ne peut plus s’en servir. Et c’est tous les jours la même chose avec des alternatives de succès et d’insuccès. Je te raconterai ma sortie une autre fois.

Je te dirai seulement qu’en rentrant je suis tombé sur un cheval qui ne marchait pas et que j’ai été rat. J’ai une consigne.

 


  1. Le terme de pétroleur avait à cette époque une signification politique forte : il désignait un incendiaire sous la Commune ou, par extension, un partisan de la Commune.

  2. Cette lettre constitue sans doute un des premiers signes directs d’une aspiration scientifique chez Poincaré et sa volonté de se ménager une carrière dans ce domaine (voir peut-être également la fin de la lettre 21). Ses propos mettent également explicitement en lumière la situation très particulière qui était la sienne en tant que major de promotion : il devait en effet assumer la représentation des élèves de sa promotion auprès de l’administration civile et militaire de l’école, ce qui le plaçait parfois dans des situations politiques plus qu’inconfortables. Bien qu’on ne dispose pas de toutes les clés pour analyser ces moments de tension en raison de l’absence de certaines lettres on peut au moins constater que Poincaré vivait plutôt mal cette situation et qu’il faisait tout pour se ménager une porte de sortie qui ne le compromette pas trop vis-à-vis de l’administration et de ses camarades.

  3. L’erreur est de Poincaré (de ce côté).

  4. Élie Rinck.

  5. Cette référence à la salle des purs reste très opaque.

  6. Poincaré était un intime des Rinck et un ami proche de leur fils Élie. Cela ne l’empêchait cependant pas de dresser un tableau peu flatteur de cette famille, comme en témoigne par exemple le récit du mariage d’Élie Rinck en 1878. Voir la lettre 294.

  7. Numa Pompilus était le second roi légendaire de Rome dont la tradition affirmait qu’il avait régné de 715 à 673 avant Jésus Christ. Parmi les réalisations qui lui étaient attribuées figurait la fondation du temple de Janus Bifrons. La coutume voulait que les portes du temple soient ouvertes en temps de guerre et fermées en temps de paix.

  8. Poincaré faisait-il référence au grand illusionniste Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871), figure bien connue du grand public ?

  9. Voir la lettre précédente.

  10. Au sens figuré, conspuer peut signifier cracher sur.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - mai 1874
Incipit
Je crois que tu t'exagères beaucoup les conséquences subversives d'un seul homme.
Date
1874-05
Identifiant
L0068
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Affaires diverses (polytechnique)
fr Chahuts étudiants
fr Théâtre et opéra
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
2
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Noms cités dans l'apparat
Famille Rinck
Rinck, Élie (1853-1897)
Numéro
068
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - Mai 1874 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 16 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/4439