LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 27 août 1878

Dannemora 27 Août [1878]

Or donc dimanche dernier après avoir écrit ma lettre je me mis à la recherche de l’usine, guidé par les cheminées ; je découvris d’abord une brasserie, puis enfin l’usine cherchée. Cette reconnaissance effectuée, comme c’était dimanche je rentrai à l’hôtel. La bonne vint me dire qu’il y avait un fyreverkeri1 et que ça coûtait 25 öre2 ; au commencement je m’obstinais à croire que c’était fyra quelque chose aussi ne voyais-je que du feu dans sa phrase (soit dit sans calembourg). Enfin je lui dis : prutprorrcherchit poum poum poum. Ja, ja, me répondit-elle. Désormais fixé, je me procurai un billet moyennant 25 öre. C’était en effet un feu d’artifice tiré en l’honneur de la fête de la kronprinzessin Lovisa3 de la maison de Danemark ; car plus heureux que son compagnon de voyage Lulu, le kronprinz a épousé une princesse de Danemark. On finit par me faire comprendre qu’il fallait monter dans un breek où se trouvaient déjà 5 personnes et un énorme transparent portant le nom de Lovisa et destiné à être un des plus brillants ornements de la fête. Après avoir fahré4 pendant 20 minutes environ, nous arrivâmes à une sorte de jardin avec un petit châlet au bord d’un lac. Je fis le tour du lac ; puis je songeai à dîner. Je m’installai d’abord à un smörgåsbård 5 où déjà se trouvaient un certain nombre de personnes. Un monsieur vint m’adresser la parole. Je lui répondis verstor icke6. Enfin grâce à l’intervention d’un monsieur parlant anglais, je compris que cette table n’était pas la table d’hôte mais réservée à une société et que c’était au rez de chaussée qu’il fallait m’adresser. Je descendis donc, commandai différentes choses que d’ailleurs j’attends encore et m’installai à une autre petite table. Je commençais déjà à m’impatienter quand trois messieurs vinrent apporter sur ma table trois consommations qui ne m’étaient nullement destinées. J’étais en train d’essayer de leur faire comprendre que j’entendais conserver le monopole exclusif de ma table et j’attendais en vain l’intervention du monsieur parlant anglais, quand un monsieur s’approche de moi et me dit : Wollen sie ein glas punch mit uns trinken7 ? J’acceptai immédiatement, j’abandonnais ma table à l’ennemi et allai m’installer à une autre petite table où se trouvaient déjà 4 messieurs et 5 dames.

D’ailleurs un seul de mes 9 nouveaux amis parlait allemand. Nous skolâmes8 avec du punch, puis nous reskolâmes avec de l’eau de Seltz ; enfin, guidés par mon ami, nous prîmes possession d’un smörgåsbård que personne ne vint nous disputer et nous dînâmes.

Cependant le feu d’artifice était commencé, un peu faible comme pyrotechnie, mais fort goûté des indigènes de Sala. Cependant vers 10 heures ¼, nous quittâmes les bords du lac et nous suivîmes un petit sentier à la lueur d’une lanterne vénitienne enlevée aux illuminations. Nous étions rangés dans l’ordre de bataille habituellement caractéristique des noces, sauf la tête de colonne formée d’un célibataire porteur de la lanterne. Je dois avouer que la conversation de ma valentine était absolument incompréhensible pour moi. Mon ami m’avait appris qu’il était négociant à Sala et que ma valentine était sa cousine.

D’ailleurs toute la société était extrêmement égayée en l’honneur de la kronprinzessin. À 11 heures nous étions devant l’hôtel et mon ami me quitta en m’offrant de venir prendre avec lui le lendemain eine Flasche Wasser9 – Hier 26 le matin j’allai à l’usine et à 1 heure je m’embarquai pour Upsala. Je passai 4 heures à Upsala en attendant le train à écouter de la musique sur la promenade, puis je partis et j’arrivai ici à 9 heures le soir.

Ce matin je descendis dans la mine conduit par le capitaine Hammarskjöld10. Les mines sont très pittoresques et je comprends l’impression qu’elles ont causé à la femme au Spitzberg ou à Xavier Marmier11 ou à un autre personnage du même genre je ne sais pas trop lequel.

 


  1. Fyreverkeri : feu d’artifice en suédois. Le terme correct serait probablement fyrverkerier.

  2. Il s’agit de la monnaie suédoise : une couronne suédoise vaut 100 öre.

  3. Il est question ici de la princesse Louise de Suède (1851-1926), en sudéois Lovisa Josephina Eugenia Bernadotte. Elle devait devenir la reine consort du Danemark en 1906.

  4. Fahré : de l’allemand, conduire ou aller.

  5. Smörgåsbård : un buffet (smogasbord en suédois).

  6. Poincaré veut sans doute dire « Je n’ai pas compris », probablement en danois « Jeg forstod ikke ».

  7. Littéralement : « Voulez-vous boire un verre de punch avec nous ? ».

  8. Jeu de mot sur l’expression suédoise « À la vôtre » : skál.

  9. Eine Flasche Wasser : une bouteille d’eau, en allemand.

  10. Il est sans doute question de Peder Arvid Ludvig Hammarskjöld .Cet ingénieur formé à Uppsala était, dans les années 1870-1880, administrateur d’entreprise à Dannemora. Le grade de capitaine ne renvoie pas à un statut militaire mais à l’organisation de l’administration des forges (les administrateurs, inspecteurs, secrétaires trésoriers, maîtres de forges étaient souvent désignés comme des officiers).

  11. Xavier Marmier.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 27 août 1878
Incipit
Or donc dimanche dernier après avoir écrit ma lettre ...
Date
1878-08-27
Identifiant
L0320
Adresse
Nancy
Lieu
Sweden
Sujet
fr Voyage d’étude en Norvège et en Suède (1878)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
11
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Numéro
320
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 27 août 1878 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 18 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/4551