LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - juin 1876

[Juin 1876]

Ma chère maman,

Il n’y absolument aucun danger que l’Allemagne s’étende jusqu’à la Saône. Une pareille annexion alexandro-napoléonesque n’aurait pas le sens-commun et serait pour la Prusse une source d’embarras sans aucun avantage. Quant à un partage de la France c’est une chose radicalement impossible, vu que les copartageants se trouvaient situés à des distances insensées de leurs nouvelles conquêtes et seraient obligés d’entretenir à grand frais une armée pour se défendre contre les populations et contre leurs co-voleurs. Ce qui me paraîtrait beaucoup plus vraisemblable c’est l’annexion à la Prusse de la Belgique et de la Hollande, ce qui serait pour nous un grand malheur, ce qui doublerait les côtes allemandes, la flotte allemande, et donnerait à l’Allemagne de riches colonies, et de plus nous mettrait dans une situation militaire détestable, sans parler de la richesse industrielle des Pays-Bas. Peut-être l’Allemagne nous demanderait-elle aussi de l’argent si nous étions vaincus. Il est enfin possible qu’elle demande à la Russie, soit la Bohême ou même toute la Cisleithanie, soit la Courlande avec ou sans Riga ou la Livonie1.

J’ai été voir Bonnet aujourd’hui ; il me prêtera les questions données à la licence aux dernières sessions2. Il m’a parlé de son affaire ; il a reçu une lettre d’un colleur des Postes3 qui dit qu’il est persuadé qu’on n’a pas divulgué, mais deviné le sujet de la compo, que lui était bien certain depuis le mois d’avril qu’on donnerait un pareil sujet et qu’il l’avait fait faire plusieurs fois à ses élèves (?). Il paraîtrait que Bonnet est étranger à la rédaction de la note de l’Officiel. Viens quand tu voudras, il est inutile que ce soit précisément au moment de la licence. Le moment le plus favorable est certainement celui des catacombes, c’est-à-dire du 21 au 30 Juillet. Je suis en état de siège. L’ami à Monsieur a loué une chambre au 4e, il a déjà emménagé différentes choses. L’ami à Monsieur répond au signalement de Préfontaine. J’ai profité de ce charitable avertissement pour museler ma porte et mettre la clef dedans de manière à donner à ma chambre le faciès d’une chambre où il n’y a personne.

6e journée (suite)

En quittant Flammanville, on descend une petite route à travers le granite et on arrive tout à coup au bord de la mer qu’on domine de 30 m ; la vue s’étend depuis la pointe de Flamanville jusqu’à celle de la Hougue ou plus exactement jusqu’au point A4.

Néanmoins cette grande étendue de côte est très belle, il fait un temps magnifique ; de plus, la côte est granitique ; d’immenses blocs forment la rive ; on suit ainsi la mer en se maintenant à la même cote de 30 m jusqu’en vue de Diélette où on commence à descendre. Nous arrivons ainsi jusque chez un bonhomme qui nous donne du cidre et nous raconte qu’il y a à Diélette une mine de fer très riche où l’on trouve même de l’or (lisez pyrite5).

Nous allons voir l’affleurement où on trouve de beaux morceaux de minerai avec des coquilles et des algues attachées après ; car l’affleurement est recouvert à marée haute ; les ouvriers, travaillaient quand la mine était exploitée, descendaient à marée basse et restaient enfermés jusqu’au reflux suivant. Aujourd’hui elle est abandonnée au grand désespoir de tous les Diélettois. Diélette est un petit port presque à sec à marée basse ; avec une grande jetée d’où on a une belle vue. Des ouvriers réparent la jetée et se lamentent sur l’abandon de la mine6.

Nous remontons en voitures ; mais comme je ne veux plus me trouver dans la situation de la Roumanie entre la Russie, l’Autriche et la Hongrie, je remonte dans la voiture administrative où rien de particulier ne se passe jusqu’en vue de Cherbourg ; je vois enfin cette vue de la rade que je n’avais pas vue en allant ; c’est moins beau que la rade de Brest ; ce n’est que la pleine mer avec deux ou trois bateaux et une ligne noire représentant la digue.

Le soir je me couche sans tambours ni trompettes.

7e journée

Le lendemain plus de mal à l’œil ; je pars pour Paris à 7 h ; je revois les vaches les prairies d’Isigny puis Caen, etc. Je suis à Paris à 5 h et me voilà.

 


  1. La Cisleithanie était le nom donné, entre 1867 et 1918, à la partie autrichienne de l’Empire austro-hongrois, à l’ouest de la rivière Leitha. La Livonie correspond aujourd’hui aux régions de la mer Baltique situées au nord de la Lituanie. Cette lettre concerne la crise d’Orient. Voir également les lettres 247, 255  et 270.

  2. Comme on l’a vu dans une lettre précédente (lettre 223), Poincaré préparait les examens de la licence de mathématiques à la Faculté des sciences. Bonnet était à cette époque le suppléant de Michel Chasles sur la chaire de géométrie supérieure de la Sorbonne.

  3. Il est question ici d’un colleur de l’École Sainte-Geneviève, située rue des Postes.

  4. Poincaré fait-il une confusion ? Dans sa lettre, il est bien question de la pointe de la Hougue. La pointe de la Hougue est située à l’est de Flammanville, ce qui ne correspond absolument pas au dessin qu’il fait dans sa lettre, le point A désignant plutôt la pointe de Bec de l’Âne ou le nez de Jobour.

  5. Poincaré fait allusion ici à une confusion fréquente entre l’or et la pyrite et la chalcopyrite en raison de leur éclat et de leur couleur. La pyrite est souvent appelée « l’or des fous ».

  6. La mine de fer de Diélette était une mine sous-marine dont l’exploitation était très difficile. Elle devait à nouveau être exploitée à partir de 1877.

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - juin 1876
Incipit
Il n'y a absolument aucun danger que l'Allemagne ...
Date
1876-06
Identifiant
L0249
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Course géologique en Normandie
fr Visites familiales et amicales
fr Crise d’Orient (1875-1878)
fr Affaires diverses (mines)
fr Licence de mathématiques (1876)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
4
Identifiant dans les archives locales
CD n° 29
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
4
Mots d'argot polytechnicien cités
Colleur
Noms cités dans l'apparat
Poincaré, Henri (1854-1912)
Ossian Bonnet
Mots d'argot polytechnicien cités dans l'apparat
Colleur
Numéro
249
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - Juin 1876 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 20 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/4557