LettreHenri Poincaré à Eugénie Poincaré - 29 août 1878

Stockholm, le 29 Août [1878]

Quand j’eus mis à la poste la lettre de Dannemora, je partis pour Österby qui est à un mille anglais de là ; j’étais à peine de retour que j’entends un grand remue ménage et je m’aperçois que la bonne était en train de dépouiller les chambres vides de leurs chaises au profit de la salle à manger. Le piano était tiré au milieu de la salle ; les chaises étaient rangées en colonnes serrées par demi-sections et les premiers rangs étaient déjà occupés. J’allai m’assoir et je ne tardai pas à voir entrer mon ami le capitaine Hammarskjöld qui m’explique qu’il s’agissait d’un concert donné par le professeur Byström et par Mlle Wollstedt. En effet le concert commença ; je t’envoie le programme. Les indigènes de Darmemora ne prodiguaient pas les applaudissements aux exécutants, et même si le capitaine Hammarskjöld et moi n’avions pas fait les chefs de claque ; ils n’auraient pas été applaudis du tout. En revanche après chaque morceau toute la salle se levait et saluait gravement le professeur Byström (ancien capitaine d’artillerie, chevalier de l’ordre de l’épée, aujourd’hui pianiste). Après le concert, punch offert au professeur Byström, avec qui je fis connaissance présenté par le landlord ; un polyglotte accompli ce landlord, il parlait français, allemand, anglais et italien. Le lendemain matin je me mis en route pour Stockholm où j’arrivai à 4 heures ; inutile de te dire que la route ne presenta aucun incident. En arrivant ici grande frayeur. Le 16 15 j’avais reçu la lettre de papa disant si ta prochaine lettre n’indique pas que tu as pris des dispositions pour me recevoir, je ne partirai pas1. –

Comme ma prochaine lettre n’indiquait rien de semblable, je partis, disant de me renvoyer les lettres à Falhun2 ; on ne me renvoya rien du tout – En arrivant ici je trouve le télégramme ; je me dis, oh Mon Dieu, ma prochaine lettre indiquait donc que j’avais pris des dispositions – papa m’aura cherché sans me trouver. Heureusement il n’en était rien. Je trouvai aussi les lettres du 16 et du 18. Je m’habillai et allai faire visite à Mme Thiébaut ; j’espérais y avoir des nouvelles de Balthasar3 et trouver la lettre que j’avais d’après la dépêche ; je devais trouver au consulat française (sic) je n’eus ni l’un ni l’autre. Balthasar et le petit George4 n’ont donné ni l’un ni l’autre signe de vie depuis leur départ – et la lettre dont parle la dépêche était celle que j’ai reçue le 15. Je dînai avec la famille Thiébaut et après le dîner, nous allâmes au café Blanch où on jouait de la musique5 – Nous y étions depuis quelques temps quand un jeune secrétaire de la légation vient s’asseoir à côté de nous. – Après lui, vinrent deux jeunes gens : Kreitmann, officier du génie français qui revient d’une mission au Japon par le chemin des écoliers et Craes de Grill, officier du génie suédois ;

Mme Thiébaut nous présenta l’un à l’autre : M. Kreitmann6, capitaine du génie – M. Poincaré, élève ingénieur des mines – Tu es en mission en Suède, est-ce que tu voyages seul etc. – Profondes marques d’étonnement chez Mlle Désirée. Je ne tardai pas de plus à découvrir que Craes de Grill était un jeune officier du génie pour qui j’avais une lettre de Rolland. Je rentrai hier soir avec eux, après avoir pris congé de ces dames.

Quelques explications – un reporter carabinieroïdes est un reporter qui ressemble aux carabiniers de la Fable, la sécurité des foyers, qui par un singulier hasard, au secours des particuliers, arrivent toujours trop tard7 – Comment le télégramme adressé hôtel Rydberg est-il allé d’abord au consulat française ? Quelle est la date de la dernière lettre de Christiania que je me rende compte si je n’en ai pas perdu. Je ne sais pas combien de temps je dois rester ici ; car j’ai absolument besoin de revoir Balthasar.

 


  1. Il est encore question ici du voyage avorté d’Émile-Léon Poincaré (voir les lettres précédentes).

  2. Probablement la ville de Falun, en Dalécarlie. Cette ville est située à environ 250 kilomètres au nord ouest de Stockholm et à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Sandviken.

  3. Balthazar Mathis.

  4. Émile George.

  5. Le café Blanch était un café très à la mode à Stockholm. Il avait été fondé en 1868 par Theodore Blanch. Il accueillait des concerts tous les après-midi et il proposait à ses clients les journaux de la presse étrangère.

  6. Louis Kreitmann.

  7. Il s’agit probablement d’une référence à l’opéra bouffe Les brigands de Jacques Offenbach sur un livret d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy. Cette œuvre avait été créée au Théâtre des Variétés en décembre 1869 et était rythmée par un chœur des carabiniers : « Nous sommes les carabiniers, la sécurité des foyers ; mais, par un malheureux hasard, au secours des particuliers, nous arrivons toujours trop tard ».

Titre
Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 29 août 1878
Incipit
Quand j'eus mis à la poste la lettre de Daimemora ...
Date
1878-08-29
Identifiant
L0321
Adresse
Nancy
Lieu
stockholm
Sujet
fr Voyage d’étude en Norvège et en Suède (1878)
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
6
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Mots d'argot polytechnicien cités
Claque (la)
Numéro
321
Langue
fr
Oeuvres citées
Les brigands
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Eugénie Poincaré - 29 août 1878 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 20 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/4558