LettrePoincaré à Le Chatelier, 1907-10-23

2-36-4. H. Poincaré to Henry Le Chatelier

[Ca. 22–26.10.1907]11Le texte du manuscrit est souligné à plusieurs endroits, vraisemblablement par son destinataire.

Mon cher Confrère,

J’ai médité votre lettre depuis que je l’ai reçue et voici les réflexions qu’elle m’inspire.22Voir la lettre de Le Chatelier du 22.10.1907 (§ 2-36-3).

J’ai été frappé d’un fait au cours des discussions, c’est qu’un grand nombre de points importants n’ont pas été étudiés scientifiquement. Ainsi le mécanisme de la décomposition demeure ignoré; la cause de l’emballement etc.; je ne vois pas qu’on ait fait des analyses de brins arrivés à différents stades de la décomposition pour essayer d’en reconstituer les phases successives.

Autre exemple; quand il s’est agit des méthodes d’essai, j’ai été frappé de la grandeur de la dispersion; et je vous ai demandé si vous ne croyiez pas qu’il y aurait moyen de la diminuer; je n’ai pas voulu insister; parce que j’aurai eu l’air de critiquer ce qui a été fait, ce qui n’était nullement dans mon intention et parce qu’on aurait pu en abuser contre nous. Sans ces considérations, je ne vous aurais certes pas contredit, puisque je n’ai aucune espèce de compétence en la matière, mais je vous aurais demandé des explications complémentaires, je vous aurais demandé par exemple dans quelle mesure on peut compter sur le fonctionnement du papier de tournesol à de si hautes températures.

J’aurais d’autres exemples à citer, mais je veux dire avant tout que je crois que Vieille a fait tout ce qu’il a pu et qu’il était le plus compétent pour le faire. D’où vient donc qu’il n’a pas résolu tous ces problèmes ? Est-ce parce qu’ils étaient et qu’ils resteront toujours insolubles ? Je ne le crois pas; c’est parce qu’il ne disposait pas de ressources suffisantes.

Les opérateurs dont il disposait étaient absorbés par le service courant qui ne leur laissait ni le temps, ni la liberté d’esprit nécessaires pour un travail scientifique de longue haleine. Si on demande de faire un très grand nombre d’essais industriels et rapides sur un très grand nombre d’échantillons, et si ce travail leur est représenté comme urgent et comme devant être terminé toute affaire cessante, il est clair qu’il ne leur restera plus assez de temps pour des travaux qui ne peuvent donner de fruits qu’à longue échéance.

C’est pourquoi je voudrais voir créer à côté des organes actuels un laboratoire nouveau exclusivement consacré à des recherches d’ordre scientifique et absolument affranchi du service courant. Les organes existants subsisteraient et conserveraient toutes leurs attributions, ils n’interféreraient pas avec l’organisme nouveau.

Autrement lorsque nous voudrons faire des expériences, et par exemple une série d’analyses sur des brins amenés à divers stades de décomposition soit naturellement, soit par chauffage; il faudra les faire faire, ou par les laboratoires actuels, ou par les laboratoires extérieurs. Les premiers sont surchargés; la seconde solution présenterait des inconvénients et d’ailleurs les laboratoires extérieurs ne pourraient probablement non plus y consacrer que peu de temps.

Vous soulevez la question de direction. Des quatre solutions que vous examinez, il y en a deux qu’il faut rejeter ; on ne peut la donner à l’artillerie qui a le culte du galon et qui nous enverrait sans doute, non pas l’un des hommes très compétents que l’on peut trouver dans l’arme, mais quelque divisionnaire qui serait préféré aux autres uniquement parce qu’il ne pourrait plus monter à cheval.

D’autre part, il est évident que M. Haller ne pourrait pas s’en charger et je ne vois pas pour le moment d’autre savant qui aurait assez d’autorité pour cela.

Les deux autres solutions, au contraire, me paraissent devoir être examinées de plus près :

Pourquoi pas M. Vieille ? Vous dites que ce serait le statu quo avec un simple changement de nom. Pas du tout, puisqu’il s’agit de lui donner de nouvelles ressources. Je suppose que dans le nouveau laboratoire travaillent côte à côte des ingénieurs, des artilleurs et des marins (n’ayant pas d’autre service) sous la direction immédiate d’un ingénieur de poudres ; je ne vois pas pourquoi cet ingénieur ne serait pas placé sous les ordres de M. Vieille.

Vous êtes plus au courant que moi de ce qu’a fait la Commission des Substances Explosives; mais cependant il me semble qu’elle aurait son rôle tout marqué et qu’on ne pourrait guère ne pas le lui faire jouer. Vous dites que les services des poudres d’une part, ceux de l’artillerie de l’autre se sont avec raison estimés plus compétents qu’une réunion de personnes étrangères aux questions militaires. C’est parfaitement vrai et je voudrais que le nouveau laboratoire se consacrât exclusivement à des recherches proprement scientifiques relatives aux poudres mais dont les services compétents auraient ensuite à tirer les conséquences pratiques. Dans ces conditions, l’intervention de la Con des Sces Eves ne me paraît pas prêter aux critiques que vous formulez.

Cette 2de solution n’est d’ailleurs pas incompatible avec la 1re; la Con des S E, jouerait auprès du directeur, qui aurait le commandement et la responsabilité, le rôle d’une espèce de Conseil de Perfectionnement. C’est le seul qui convienne à une Assemblée.

J’ai parlé lundi à Vieille ; d’abord surpris, il n’a plus fait d’objection de principe, à la condition qu’il s’agisse d’un laboratoire se bornant strictement à l’étude des questions scientifiques. Il paraît que quelque chose d’analogue existe à Woolwich, mais il n’a pu me donner de renseignement sur l’organisation ni sur les résultats.

Il est un autre point sur lequel il est nécessaire de porter votre attention. Quand nous aurons dépensé encore un peu de salive, nous nous apercevrons que nous ne sommes pas plus avancés qu’au début. Alors un grand nombre de membres de la Commission seront pris du désir d’aboutir et de «   faire quelque chose.   » Toute proposition faite à ce moment psychologique a des chances d’être adoptée. Il est à craindre, étant donné la composition de la Con que des propositions extrêmement dangereuses ne soient mises en avant. Si nous n’en avons aucune à leur opposer, nous risquons de les voir adoptées.

Évidemment, je ne vous proposerais pas de faire cette création uniquement «   pour faire quelque chose   » ; je crois qu’elle peut être utile en soi ; mais elle le sera aussi si elle peut empêcher de «   faire autre chose.   »

Nous n’obtiendrons pas de la Con actuelle qu’elle se sépare en proclamant que tout est bien et qu’il n’y a rien à faire. Je crois qu’elle nous donnera plus facilement le satisfecit que nous lui demanderons, s’il lui est présenté comme accompagné de mesures qui lui paraîtront couvrir sa responsabilité.

Réfléchissez à cette question ; il est inutile de rien brusquer, nous ne sommes pas pressés ; l’essentiel est que nous nous mettions d’accord avant que Clémenceau ait vent de nos desseins.

Nous poursuivons le même but; j’aime beaucoup Vieille qui est mon vieux camarade, et ce que je cherche à obtenir, c’est qu’il sorte de cette affaire avec les légitimes satisfactions qui lui sont dues. Or je crois que ce que je vous propose est un moyen de nous défendre contre les entreprises de l’industrie privée.

Votre bien dévoué confrère,

Poincaré

ALS 8p. Fonds H. Le Chatelier 29, Archives de l’Académie des sciences.

Titre
Poincaré à Le Chatelier, 1907-10-23
Incipit
J'ai médité votre lettre depuis que je l'ai reçue ...
Date
1907-10-23
Adresse
Paris
Lieu
Paris
Lieu d’archivage
Académie des sciences
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
4
Nombre de pages
8
Langue
fr
Licence
CC BY-ND 4.0

« Poincaré à Le Chatelier, 1907-10-23 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Les Physiciens, Chimistes Et ingénieurs. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 29 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/4779