LettreAleksandr Mikhailovich Liapunov à Henri Poincaré, 12 novembre 1886

3-32-3. Aleksandr Mikhailovich Liapunov to H. Poincaré

30 XI 188611Il est possible que Liapunov ait voulu écrire “30 X 1886”, ou le 12.11.1886 selon le calendrier grégorien.

Kharkow, l’Université

Monsieur,

Je vous prie de m’excuser de n’avoir pas encore répondu à votre aimable lettre.22Voir Poincaré à Liapunov, 29.10.1885 (§ 3-32-2). J’ai voulu vous écrire après avoir lu votre mémoire, mais des circonstances qui ne dépendaient pas de moi ne m’ont pas permies de le lire que ces derniers jours.

Permettez-moi avant tout de vous remercier de vos réponses sur mes questions. Votre démonstration de l’existence de nouveaux figures d’équilibre est très ingénieuse, mais l’absence d’une démonstration rigoureuse du postulat sur lequel elle est fondée laisse à désirer une démonstration directe, qui serait fondée par exemple sur des méthodes analogues à celles qu’on emploie pour la séparation des racines des équations. Le dernier temps je m’occupe de cette question, mais je dois avouer que jusqu’à présent toutes mes tentatives dans cette direction restent sans succès.

Vous me demandez de vous écrire sur les ressemblances et les différences de mon mémoire avec le vôtre. Après avoir lu votre mémoire dans les „Acta mathematica”, je viens à la conclusion que vous embrassez la question d’une manière beaucoup plus générale et que vous la traitez plus profondément que je ne le fait dans le mien. Mon mémoire est consacré principalement à la question de la stabilité et ce n’est qu’en passant que j’y mentionne la possibilité d’infinité de figures d’équilibre différentes des figures ellipsoïdales, puisque je n’ai [pas] eu le moyen de démontrer leur existence. Du reste, je n’y recherche que la stabilité séculaire et je n’y parle rien de la stabilité ordinaire; aussi mon mémoire ne contiens pas le chapitre sur les mouvements infiniment petits qui se trouve dans le vôtre. Le principe sur lequel est fondée toute ma discussion de la stabilité est celui du minimum de l’énergie totale que M. Thomson et M. Tait ont annoncé dans la nouvelle édition de leur „Treatise on natural philosophy”.33Liapunov (1904, 8) cite le passage suivant: “When the energy with given moment of momentum is either a minimum or a maximum, the kinetic equilibrium is clearly stable, if the liquid is perfectly inviscid. It seems probable that it is essentially unstable, when the energy is a minimax; but we do not know that this proposition has been ever proved” (Thomson & Tait 1879, § 778" (j)). Je démontre ce principe dans le chapitre premier de mon mémoire par une méthode analogue à celle que M. Lejeune-Dirichlet avait employé pour démontrer le principe de Lagrange relatif à la stabilité de l’équilibre absolu des systèmes au nombre fini de coordonnées.44Dirichlet 1846. Mais j’aurais fait peut-être mieux, si je le laissais sans démonstration, parce que malgré mes efforts de donner une définition de la stabilité, quoiqu’un peu artificielle, ma démonstration est restée peu rigoureuse. À présent je me suis même persuadé qu’on ne peut pas en donner une démonstration rigoureuse, quoiqu’on n’a pas de raisons suffisantes pour douter de la vérité du principe.

Vous voyez ainsi que l’objet principal de mon mémoire se distingue de celui du vôtre. Cependant en ce qui concerne les questions communes à nos mémoires, on aperçoit leur grande ressemblance non seulement dans les résultats mais aussi dans les méthodes. La plus grande ressemblance a lieu entre le chapitre sur les fonctions de Lamé, qui se trouve dans mon mémoire, et les §§ du vôtre où vous traitez le même sujet.55Liapunov (1904, 63); Poincaré (1885, 299). Mais vous y déduisez aussi des propriétés nécessaires des fonctions sphériques, en les regardant comme un cas limite des fonctions de Lamé, ce qui donne à votre discussion un caractère plus unique;66Poincaré (1885, 309) étudie les racines de l’équation Rn,i(k)=0 au cas particulier b2=c2, b et c étant deux axes de l’ellipsoïde. tandis que moi je considère les propriétés des fonctions sphériques séparément dans le chapitre consacré à la stabilité des ellipsoïdes de révolution.77Liapunov 1904, 42.

Enfin, quant aux résultats peu nombreux qui se trouvent dans mon mémoire et ne se trouvent pas dans le vôtre, ils se réduisent à ce qui suit:


I. Dans le chapitre sur la stabilité des ellipsoïdes de révolution je considère, outre le cas général relatif aux perturbations, deux suppositions particulières: 1) quand la surface du liquide reste dans le mouvement perturbé une surface de révolution, et 2) quand l’ellipsoïde d’inertie de la masse liquide reste un ellipsoïde de révolution. Et je trouve que dans la première supposition la limite supérieure des excentricités des ellipsoïdes de révolution séculairement stables est égale au nombre 0,9979896 …, et dans la seconde — au nombre 0,89 …(pages 49–53 de mon mémoire).88Les valeurs indiquées ne correspondent pas exactement aux valeurs qui se trouvent dans la version française (Liapunov 1904, 61–63) de son mémoire de master, où la limite supérieure du cas 1) est le nombre 0,985225 … , tandis que la limite correspondante au cas 2) doit être comprise entre 0,895 et 0,9.

II. Dans le chapitre sur la stabilité des ellipsoïdes de Jacobi, je démontre le théorème dont vous parlez sur les pages 343 et 344 de votre mémoire, à savoir que l’équation qu’on obtient en égalant au zéro celui des coefficients de stabilité qui s’annule le premier ne peut être satisfaite que d’une seule manière. Dans mon système des dénominations ceux des coefficients de stabilité qui peuvent s’annuler sont dénotés par T2m+1m, où m est l’ordre des fonctions de Lamé correspondantes.99De manière générale, Liapunov (1904, 87) définit: Tim=13𝐄11(R)𝐅11(R)-12m+1𝐄im(R)𝐅im(R). Ici, m correspond au degré total n chez Poincaré, les fonctions 𝐄 correspondent aux fonctions R de Poincaré, et les fonctions 𝐅 aux fonctions S correspondantes (voir § 3-15 pour plus de précision). La signification de i, cependant, est différente; chez Liapunov, i est liée au nombre de racines de l’équation 𝐄im(x)=0 situées dans un certain intervalle (Liapunov 1904, 72). En résumé, le coefficient Tim correspond au coefficient de stabilité de Poincaré (1885, 321) de la forme R1S13-RiSi2n+1. En particulier, T73 est le coefficient qui correspond à la fonction R3,01, la “third zonal harmonic”. À propos du théorème de Poincaré, Liapunov s’intéressa aux équations R1S13=R2S25=RiSi2n+1, auxquelles Poincaré fit allusion: [Ces équations] ne peuvent donc être satisfaites si Ri n’est pas égal à R0,n1, et si Ri=R0,n1, nous avons vu qu’elles peuvent toujours l’être.
Il resterait à établir qu’elles ne peuvent l’être que d’une seule manière.
Bien que diverses raisons me fassent penser qu’il en est probablement ainsi, je n’ai pu encore le démontrer rigoureusement. Il y aurait surtout intérêt à établir cette proposition en ce qui concerne la plus simple de toutes les fonctions R0,n1, c’est à dire en ce qui concerne R0,31 [… ]. Il faudrait pour cela des calculs qui seraient sans doute fort longs, mais qui ne seraient pas inextricables. (Poincaré 1885, 343)
En effet, Liapunov démontre non seulement que l’équation T73=0 a une racine, mais aussi qu’elle n’en a qu’une seule (Liapunov 1904, 93).
L’équation mentionnée est donc T73=0, et sa discussion se trouve sur les pages 85–88 de mon mémoire.1010Liapunov 1904, 93. En ce qui concerne l’équation générale T2m+1m=0, je ne démontre pas le théorème analogue; sur les pages 95 et 96 je montre seulement qu’elle peut être satisfaite au moins d’une manière, quoique je ne doute pas, aussi bien que vous, qu’elle ne peut l’être que d’une seule manière.1111Liapunov 1904, 103.

III. Sur les pages 88–94 je m’occupe de la résolution numérique de l’équation T73=0, ce qui revient à [la] résolution des deux équations A=0 et B=0 (p. 90) à deux inconnues s et t, où s et t ont la même signification que dans les mémoires de Meyer et de Liouville (cette seconde équation n’est autre que T42=0 qui doit être satisfaite pour tous les ellipsoïdes de Jacobi).1212Voir Meyer (1842), Liouville (1834), et Lützen (1984, 125). Ainsi j’obtiens le résultat suivant: les excentricités de l’ellipsoïde limite pour des ellipsoïdes de Jacobi séculairement stables sont comprises: l’une entre les limites 0,6016 et 0,6025 et l’autre entre les limites 0,9380 et 0,9387. La vitesse angulaire correspondante est comprise entre les limites: 2πfϱ0,1419 et 2πfϱ0,1423 (où f est la constante de l’attraction et ϱ la densité du liquide).1313Liapunov 1904, 99–101. On peut comparer la valeur ω22πρ=0,14205 indiquée par Darwin dans sa lettre à Poincaré du 28.05.1901 (§ 3-15-11).

IV. La conclusion sur la stabilité des ellipsoïdes limites (pour des ellipsoïdes stables) ne me semblait pas évidente. Mais la discussion de la stabilité de ces ellipsoïdes présente en général des difficultés du même ordre que la recherche de la deuxième approximation pour des figures d’équilibre infiniment voisines des figures ellipsoïdales, car il est indispensable pour cela de former la variation du potentiel au moins du quatrième ordre. Cette difficulté n’a pas lieu relativement à l’ellipsoïde de révolution de Jacobi (qui est un ellipsoïde limite pour des ellipsoïdes de révolution séculairement stables), par ce qu’on sait l’expression précise du potentiel de l’ellipsoïde à trois axes. Le chapitre dernier de mon mémoire est consacré à la discussion de la stabilité de cet ellipsoïde, et j’y trouve que c’est une figure d’équilibre stable.

Voilà tout ce qui distingue mon mémoire relativement au vôtre.

Permettez-moi de vous témoigner enfin, que la lecture de votre mémoire était pour moi très intéressante et instructive, et de vous remercier de la note sur mon mémoire qui est parue dans le Bulletin Astronomique et qui est rédigée, je crois, d’après vos indications. Je vous prie aussi d’exprimer ma reconnaissance à M. Radau qui a eu la bonté de vous traduire mon mémoire.1414Rodolphe Radau a rédigé la note sur le mémoire de Liapunov (Radau 1885).

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération et de mon profond respect.

A. Liapounoff

ALS 12p. Collection particulière, Paris 75017. Publiée par Smirnov & Youchkevitch (1987, 5–7).

Références

Titre
Aleksandr Mikhailovich Liapunov à Henri Poincaré, 12 novembre 1886
Incipit
Je vous prie de m'excuser de n'avoir pas encore repondu à votre aimable lettre.
Date
1886-11-12
Adresse
Paris
Lieu
Kharkov
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
3
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
12
Langue
fr
Publié sous la référence
\citet[5--7]{SmiV1987}
Licence
CC BY-ND 4.0

« Aleksandr Mikhailovich Liapunov à Henri Poincaré, 12 Novembre 1886 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré, Les Astronomes Et Les géodésiens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/5626