LettreHenri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 20 janvier 1885

Paris 20/1 18851

Mon cher ami,

Voici la solution de la question2 dont vous m’aviez parlé.3

Soient \(a_1 ,\,a_2 ,\, \ldots \,a_n\) , n des côtés du polygone \(R_0\)4, \(a'_1 ,\,a'_2 ,\, \ldots \,a'_n\) leurs conjugués.5 \(S_i\) la substitution qui change \(a_i\) en \(a'_i\) . Je dis que \(S_1 ,S_2 , \cdots ,S_n\) sont fondamentales ;6 du moins en général et sauf une exception dont je parlerai plus loin. Je dis que \(S_n\) ne peut pas être une combinaison de \(S_1 ,S_2 , \cdots ,S_{n - 1}\). Sans cela une combinaison des n substitutions \(S_1 ,S_2 , \cdots ,S_n\)\(S_n\) n’entrerait qu’une seule fois se réduirait à la substitution unité. Ou / en d’autres termes, on pourrait construire un contour fermé C franchissant une seule fois un côté homologue à \(a_n\). Je dis que cela est impossible.

Considérons les deux extrémités \(A_0\) et \(B_0\) de \(a_n\). Il peut arriver trois cas :
1 ou bien le cycle7 dont fait partie le sommet \(A_0\) a pour somme de ses angles \(2/pi/q\quad q>1\) et le cycle dont fait partie le sommet \(B_0\) a pour somme de ses angles \(2/pi/p\quad p>1\). (Il peut arriver d’ailleurs que les deux sommets \(A_0\) et \(B_0\) font partie d’un même cycle alors \(p = q\) mais rien n’est changé). Alors on peut faire passer par \(A_0\) un côté \(A_0 B_1\) homologue à \(a_n\) et coupant \(A_0 B_0\) sous l’angle \(2\pi/q\), puis un côté \(B_1 A_1\) homologue à \(a_n\) et coupant \(A_0 B_1\) sous l’angle \(2\pi/p\), puis un côté \(A_1 B_2\) homologue à \(a_n\) et coupant \(B_1 A_1\) sous l’angle \(2\pi/q\) et ainsi de suite. De même, de l’autre côté, on construira \(B_0A_{-1}\) homologue à \(a_n\) et coupant \(A_0B_0\) sous l’angle \(2\pi/p\), et ainsi de suite.

On aura ainsi une ligne brisée formée de côtés homologues à \(a_n\) \[\ldots \ldots \;A_2 B_2 A_1 B_1 A_0 B_0 A_{ - 1} B_{ - 1} A_{-2} \; \ldots \ldots\]

Cette ligne brisée sera régulière au point de vue / de la géométrie non euclidienne, tous les sommets \(A_0 ,\;A_1 ,\;A_2\) etc. seront sur un même cercle, tous les sommets \(B_0 ,\;B_1 ,\;B_2\), etc. seront sur un autre cercle.

Enfin cette ligne brisée (qui sera généralement indéfinie) partagera le cercle fondamental en deux régions. Il est donc impossible qu’un contour fermé coupe \(a_n\) en un seul point, sans aller recouper la ligne brisée, c’est-à-dire sans recouper un côté homologue à \(a_n\) . Donc \(S_n\) ne peut pas s’exprimer par une combinaison de \(S_1 ,\;S_2 ,\; \ldots \;,S_{n - 1}\).8

2\(^{e}\) cas. Les deux sommets \(A_0\) et \(B_0\) font partie d’un même cycle et la somme des angles de ce cycle est \(2\pi\). J’appellerai le sommet \(B_0 = A_1\) pour plus de symétrie. Alors on peut construire un côté \(A_1 A_2\) homologue à \(a_n\) , puis d’autres \(A_2 A_3\) , \(A_3 A_4\) etc., homologues à \(a_n\). Nous aurons ainsi une ligne brisée \[\ldots \ldots \;A_{ - 2} A_{ - 1} A_0 A_1 A_2 A_2 A_3 \; \ldots \ldots\] régulière au point de vue de la géométrie non euclidienne, tous les angles sont égaux entre eux et tous les sommets sont sur un même cercle. Cette ligne brisée partage encore / le cercle fondamental en deux régions. On est conduit à la même conclusion que dans le cas précédent.

3\(^{e}\) cas Les deux sommets \(A_0\) et \(B_0\) ne font pas partie d’un même cycle et la somme des angles du cycle dont fait partie \(A_0\) est égale à \(2\pi\). Il y a alors exception et \(S_n\) n’est qu’une combinaison de \(S_1 ,\;S_2 ,\; \ldots \;,S_{n - 1}\). Il arrive alors toujours qu’on peut par le procédé du §99 ramener le polygone \(R_0\) à un autre qui a deux côtés de moins. Soit par exemple un polygone de \(4p + 2\) côtés dont les côtés opposés sont conjugués, dont les sommets de rang impair forment un cycle dont la somme des angles est \(2\pi\) et dont les sommets de rang pair forment un autre cycle. On peut ramener ce polygone à un autre de \(4p\) côtés dont tous les sommets forment un seul cycle.

Il ne me reste que la place de vous serrer la main.

Poincaré

 

 

Apparat critique 

  1. Paris-20 janvier — Stockholm-23 janvier. Cette lettre est publiée en partie dans les Acta mathematica 38, p. 158-160.

  2. La question posée par Mittag-Leffler doit concerner le premier mémoire de Poincaré sur les groupes fuchsiens (1882), (1916, 108–68). Poincaré a ramené le problème de leur détermination à celui de “subdiviser d’une façon régulière le plan, ou une partie du plan, en une infinité de régions toutes congruentes entre elles”, autrement dit de déterminer les pavages hyperboliques (voir note note n°4). Il appelle “domaine fondamental” d’une telle subdivision le polygone hyperbolique élémentaire qui engendre le pavage. On passe d’un pavé à un autre par les éléments du groupe fuchsien. Deux côtés du polygone élémentaire sont dits “conjugués” s’ils sont liés par une des substitutions du groupe (voir note n°5). Poincaré montre que les substitutions d’un groupe fuchsien sont engendrées par un système fini d’entre elles, celles qui associent deux côtés conjugués d’un domaine fondamental. Par contre, il ne montre pas directement que ce système est minimal ce qui est l’objet de la question de Mittag-Leffler. En effet, un groupe discontinu est décrit par un ensemble de générateurs et un ensemble de relations. Poincaré établit que son système générateur est minimal, donc fondamental, en montrant que l’on peut obtenir toutes les relations :

    Puisqu’on trouve ainsi toutes les relations […], les substitutions sont généralement indépendantes et par conséquent forment un système de substitutions fondamentales du groupe envisagé. (1916, 122)

  3. Mittag-Leffler était avec son épouse à Paris durant le mois de janvier.

  4. Poincaré associe à chaque élément du groupe fuchsien, une région du plan. La région \(R_0\) correspond à \(f_0\), l’identité et la région \(R_i\) à \(f_i\).

    […] nous réserverons le nom de groupes fuchsiens aux groupes discontinus formés de substitutions réelles.

    Si le groupe G est discontinu, il est clair qu’on pourra diviser le plan, ou une partie du plan, en une infinité de régions jouissant des propriétés suivantes : Chacunes d’elles correspondra à la substitution

    \[\left( {z,f_i (z)} \right)\] s’appelera la région \(R_i\) , et, par conséquent, celle qui correspondra à la substitution \(\left( {z,f_0 (z)} \right)\) ou \(\left( {z,z} \right)\) s’appelera \(R_0\) . Poincaré (1916, 117–18)

  5. La fonction \(f_\rho\) associe \(R_0\) et \(R_\rho\). En supposant \(R_0\) et \(R_p\) limitrophes, si z un point appartenant au côté commun \(\lambda_\rho\) de \(R_0\) et \(R_p\), \(f_p^{ - 1} \left( z \right)\) sera un point d’un des côtés \(\lambda '_p\) de \(R_0\). Les côtés \(\lambda _p\) et \(\lambda'_p\) sont dits conjugués (1916, 119).

  6. Un système est fondamental s’il est générateur et minimal (1916, 117–18).

  7. Deux points sont correspondants s’ils sont associés par une fonction du groupe fuchsien, c’est-à-dire s’ils appartiennent à la même orbite. A l’intérieur d’un domaine fondamental, il ne peut y avoir deux points correspondants. D’autre part, un point intérieur à un domaine fondamental “ne peut être non plus correspondant d’un point du périmètre de cette région” (1916, 119). Un cycle est un ensemble de sommets de \(R_0\) stable par la relation de correspondance (1916, 126).

  8. S’il existait une “combinaison des n substitutions \(S_1 ,\,S_2 ,\, \ldots \,,\,S_n\)\(S_n\) n’entre qu’une fois” réduite à l’unité, on pourrait construire, en suivant la trajectoire d’un point du disque transformé par cette combinaison de substitutions, construire une courbe fermée qui traverse \(a_n\) une seule fois sans recouper un côté homologue à \(a_n\).

  9. Le paragraphe 9 du mémoire de Poincaré, Théorie des groupes fuchsiens (1882), (1916, 108–68), s’intitule Simplification du polygone générateur. Poincaré souligne “qu’un même groupe fuchsien peut-être engendré par une infinité de polygones générateurs et qu’on peut profiter de cette indétermination pour simplifier ce polygone”. Il montre alors un algorithme simple de simplification.


Références

Darboux, Gaston, N. E. Nörlund, and Ernest Lebon, eds. 1916. Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 2. Paris: Gauthier-Villars.

Poincaré, Henri. 1882. “Théorie des groupes fuchsiens.” Acta Mathematica 1: 1–62.

Titre
Henri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 20 janvier 1885
Incipit
Voici la solution de la question dont vous m'aviez parlé.
Date
1885-01-20
Lieu
Paris
Sujet
Groupe fuchsien
Lieu d’archivage
Mittag-Leffler Institute
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
46
Nombre de pages
4
Langue
fr
Publié sous la référence
CHP 1:46
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 20 Janvier 1885 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Gösta Mittag-Leffler. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 28 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/6002