LettreHenri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 26 décembre 1886

Paris, 26 Décembre 18861

Mon cher ami,

Je viens de terminer un mémoire sur les intégrales doubles prises entre des limites imaginaires.2 Je vous l’enverrai dès qu’il sera relu et recopié

Je n’ai pas en ce moment beaucoup de temps pour travailler ; je suis constamment en courses et en visites ; j’ai posé ma candidature à l’Académie des Sciences ce qui m’oblige à de nombreuses démarches.3 Je pense que l’élection aura lieu le 31 Janvier4 ou le 7 Février. Il est possible que je n’aie pas de concurrent, mais il peut se faire également que M. Mannheim pose aussi sa candidature.5

Votre ami bien dévoué

Poincaré


Apparat critique

  1. Paris-26 décembre — Stockholm-29 décembre.

  2. Poincaré (1887); Valiron, dir, (1950, 440–89).

  3. Poincaré se présente dans la section de géométrie, au siège laissé vacant par la mort de Laguerre. Des tractations étaient engagées depuis quelques temps dans la section de géométrie et Hermite, tout en soutenant Poincaré, était gêné vis à vis de son gendre Picard :

    …il est très probable que Poincaré sera appelé à remplir la place vacante dans la section par le décès de Laguerre. J’ai déclaré à mes confrères qu’à cause de mes relations de parenté avec Picard et Appell, je m’abstiendrai, en les laissant faire la présentation sans y intervenir, et que j’accepterai leur décision quelle qu’elle soit. D’après quelques mots de Darboux que j’ai vu lundi dernier, il n’y aura qu’un avis pour porter Poincaré en tête de la liste, et sans M. Mannheim qui a tenu Laguerre en échec, et qui peut se mettre sur les rangs, l’élection de Poincaré serait assurée. Hermite à Mittag-Leffler, 16.10.1887, Dugac (1985, 128)

    Mittag-Leffler répond à Hermite à ce sujet en relativisant de manière un peu surprenante les mérites de Poincaré par rapport à ceux de Picard :

    Je ne suis pas étonné de ce que M. Poincaré sera maintenant membre de l’institut. Il en est sans doute très digne et son nom et son génie sont une des gloires de la France. Mais ne me prenez pas mal si je vous dis sincèrement que je ne trouve sa supériorité sur Picard si évidente que les membres de la classe de géométrie la trouvent. Picard a commencé un peu plus tôt que Poincaré et il a de même débuté avec des travaux pleins de génie. Et il y a cette différence entre les deux que Picard écrit avec une clarté et une exactitude admirable tandis que Poincaré est vraiment très obscur et très peu exact. (Lettre de Mittag-Leffler à Hermite datée du 4 novembre 1887 — AS)

    Dans plusieurs lettres à son épouse, Poincaré évoque les inévitables visites qu’un candidat à l’Académie des sciences doit rendre aux électeurs les plus influents :

    De là chez Bonnet absent ; puis chez Hermite. Hermite revenu il y a 2 jours […]. Pas monté parce qu’Hermite devait être en train de se bichonner. De là chez Darboux, trouvé ; ensuite rentré.

    Visite Darboux
    lequel s’est exprimé en ces termes
    Je crois que la section vous présentera à l’unanimité en 1 ligne ; les trois membres présents Jordan, Halphen et moi se sont mis d’accord pour cela ; quant à Bonnet cela va de soi. Hermite m’a dit qu’il se désintéresserait, et qu’il voterait avec la majorité.

    Maintenant il n’y a pas encore eu de réunion officielle, peut-être feriez vous mieux de l’attendre pour commencer les grandes tournées ; enfin il faut y réfléchir, surtout si Mannheim ne l’a pas fait ; je ne l’ai pas encore vu, il est venu deux fois, mais je n’y étais pas.

    J’ai la certitude, je veux dire, j’espère que vous réussirez. Mannheim exploitera tant qu’il pourra le sentiment de pitié qu’il inspire ; et votre jeunesse ; mais ce que vous perdrez d’un côté vous le gagnerez de l’autre. Vous pourrez toujours aller voir vos collègues de la Sorbonne ; au Museum vous devez avoir des amis. Vous êtes lié avec Becquerel, tachez de lui dire que vous êtes sûr de passer, de Quatrefages, je ne sais pas trop s’il ne votera pas pour Mannheim, Des Cloizeaux, on pourra l’avoir, il est l’ami de Daubrée ; Fizeau, Cornu, Sarrau, voilà des gens qu’il faudrait avoir, Oh Cornu ne se prononcera pas tout de suite, Schlœsing, c’est un brave homme, il votera pour vous. Bertrand est pour vous naturellement. Vulpian, je ne sais pas. Halphen sera pour vous ; mais il ne faut pas compter sur une propagande active ; il est trop lié avec Mannheim. C’est déjà beaucoup qu’il vote pour vous, Cahours, vous pouvez l’avoir, il avait voté pour Mannheim parce qu’on ne lui avait pas dit assez tôt que Laguerre sera le candidat de la section.
    Quant à l’époque je pense que votre élection aura lieu à la fin de janvier ou commencement de février. […] (Lettre de Poincaré à son épouse datant probablement de décembre 1886 — AHP)

    Dans une autre lettre, Poincaré continue à raconter ses visites:

    Visite Jordan
    Eh bien, j’ai vu Hermite hier à la noce, il m’a dit je vous confirme c[e] q[ue] vous a dit Darboux. Or ce que m’a dit Darboux, c’est qu’Hermite votera pour vous, qu’il parlera pour vous au comité secret, mais que cela lui est très pénible et qu’il désire que vous n’alliez pas le voir. Vous êtes venu d’après la lettre de Daubrée, mais nous lui avions plutôt dit que ce n’était pas la peine. […]

    Visite Daubrée
    Vous avez bien fait de venir. Ces messieurs avaient d’abord dit que ce n’était pas la peine, puis Darboux a couru après moi, pour me dire que tout bien réfléchi …
    Allez voir Jurien [de la Gravière] ; c’est un brave homme qui promet sa voix à tort et à travers. Il travaille beaucoup en ce moment à cause du Duc d’Aumale. Serez vous encore ici Lundi. Je n’ai rien entendu de Mannheim.
    Visite Maurice Lévy
    Ah vous voilà déjà en visite. Je pense que vous n’aurez pas de concurrent, mais si Mannheim se présentait, il y a une telle différence d’âge entre vous que je ne sais ce que je ferais. Je ne dis pas que je voterais pour lui mais je ne dis pas que je voterais pour vous. Je verrais ce qui se passe. J’ai voté pour Laguerre bien que je trouvasse que la section sacrifiait un peu Mannheim.
    Lippmann sorti ainsi que Wolf. […]

    Debray sorti.
    Visite Picard
    Eh bien vous voilà candidat, je pense qu’ayant pour vous l’unanimité de la section, vous êtes à peu près sûr de votre affaire. Est-ce-que vous venez de voir M. Hermite — Non, il n’était pas chez lui — Je lui dirai que vous êtes venu pour le voir et que vous reviendrez. Qui avez vous vu en dehors de la section — de la Sorbonne. Duchartre. Il m’a dit qu’il voterai pour la section, oui c’est un homme de sens droit. Et Wolf, l’avez vous vu. Non — il doit être pour Mannheim — et Troost — Non ; Halphen m’a dit qu’il devait être pour Mannheim — Non, non, M. Hermite le décidera à voter pour vous ; et Lippmann — Non, sorti —
    Oh lui, quoique israélite, il sera pour vous, c’est un esprit juste — Enfin, bonne chance. (Poincaré à son épouse écrite probablement en décembre 1886 — AHP)

  4. Réuni en comité secret lors de la séance du 24 janvier 1887, l’Académie des sciences établira la liste des candidats et classe Poincaré en 1 ligne, puis Appell, Goursat, Humbert, Mannheim et Picard en seconde ligne. Le rapporteur des travaux de Poincaré devant l’Académie fut Jordan. Son rapport est bien sûr particulièrement élogieux et souligne l’autorité acquise par Poincaré et ses travaux devant la communauté mathématique (l’intégralité du rapport sera publiée dans le volume 4 en annexe de la correspondance entre Jordan et Poincaré). Jordan conclut son rapport en soulignant que “l’œuvre accomplie par M. Poincaré est au dessus des éloges ordinaires” :

    [L’œuvre mathématique de Poincaré] nous rappelle invinciblement ce que Jacobi écrivait d’Abel, qu’il a résolu des questions que personne avant lui n’avait osé imaginer. Il faut en effet, le reconnaître, nous assistons en ce moment, à une révolution dans les mathématiques, de tout point comparable à celle qui s’est manifestée il y a un demi-siècle par l’avénement des fonctions elliptiques. (AS)

    Poincaré sera élu à l’Académie des Sciences le 31 janvier 1887 avec 31 voix contre 21 à Mannheim.

  5. Mannheim se présentait depuis longtemps à l’Académie, soutenu par un certain nombre de partisans qui étaient une source d’inquiétude pour Hermite. Dans sa lettre du 26 janvier, Hermite faisait part à Mittag-Leffler de ses inquiétudes :

    L’élection de Poincaré est disputée, son concurrent M. Mannheim se dit assuré de la majorité dans l’Académie, et M. Bertrand m’a fait une mise en demeure de prendre la parole dans le dernier comité secret pour le défendre. Quoi qu’il m’en coûtat bien un peu, j’ai fait une charge à fond, Darboux est venu à la rescousse, mais aucun renseignement ne m’est encore parvenu, tout en ayant bon espoir. (Dugac (1985, 130))


Références

Dugac, Pierre. 1985. “Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1884–1891).” Cahiers Du Séminaire d’histoire Des Mathématiques 6: 79–217.

Poincaré, Henri. 1887. “Sur les résidus des intégrales doubles.” Acta Mathematica 9: 321–80.

Valiron, Georges, ed. 1950. Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 4. Paris: Gauthier-Villars.


Titre
Henri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 26 décembre 1886
Incipit
Je viens de terminer un mémoire sur les intégrales doubles prises entre des limites imaginaires.
Date
1886-12-26
Lieu
Paris
Sujet
Développements asymptotiques
Poincaré à l'Académie des Sciences
Lieu d’archivage
Mittag-Leffler Institute
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
54
Nombre de pages
2
Noms cités
Amédée Mannheim
Langue
fr
Publié sous la référence
CHP 1:54
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Gösta Mittag-Leffler - 26 décembre 1886 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré Et Gösta Mittag-Leffler. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 29 mars 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/6011