LettreHenri Poincaré à Émile-Léon Poincaré - juin 1874

[Début juin 18741]

Mon cher papa,

Je t’écris de l’infirmerie ; je n’ai rien qu’un peu mal à la tête et au ventre. Je n’ai pas pu écrire hier parce que j’ai dormi toute la journée. Je ne pourrai probablement pas sortir demain.

Les événements ressemblent assez à ce qu’a raconté Benoît2. Rien n’était prémédité. Les élèves se sont rendus à la salle de billard comme de coutume, et ont commencé à taper contre les murs avec les queues et avec les bornes. Alors est arrivé un basoff ; les élèves sont sortis du billard en faisant un seul homme, le basoff s’est mis à rire et le pitaine l’a fait rappeler.

Alors une cinquantaine d’élèves se sont couchés sur le sable de manière à écrire « Bran pour le géné » expression dont on peut aisément deviner le sens.

Après cinq minutes de cet exercice, ils sont retournés au billard et ont recommencé le même tapage. Tout à coup on imagine de taper avec les barres sur les tuyaux de poêle, les tuyaux tombent et sont jetés dans la cour. En même temps on casse les carreaux des billards ; puis on s’attaque au poêle lui-même. En un instant il est renversé dans la cour. On fait un second seul homme devant lequel roule le poêle et dont Lambrecht tient la tête un banc sur les épaules. Puis on veut danser en rond autour du poêle, mais on le renverse et Colson s’occupe à « développer l’introd. » c’est-à-dire à achever la démolition.

Les choses en étaient là quand une voix s’élève, les Protchs, et en même temps tout le monde répond : Les Protchs, brûlons les Protchs. Les Protchs ce sont les théories. On rassemble les bancs, des fenêtres de toutes les salles on voit pleuvoir un ouragan de Protchs. On y met le feu et on commence à danser en rond autour.

À ce moment apparaît le pitaine accompagné de quelques taupins3 ; le rond se disperse, les cris cessent et on se retire sous le Pütz ; en même temps je vais trouver le pitaine pour lui dire que nous regrettons beaucoup que ces faits se soient passés pendant qu’il était de service et que la manifestation n’est nullement dirigée contre lui.

Presque aussitôt apparaît le colo, et non pas le géné, comme dit Benoît. Il fait arrêter Lambrecht et Colson, fait des menaces et nous fait rentrer en salle. Cinq minutes après il fait un salbinet ; et il nous fait redescendre en cour. En somme il a été très chic.

Le soir le pitaine m’a fait appeler pour me lire son rapport en me remerciant de la démarche que j’avais faite. Le lendemain on a appris que Lambrecht et Colson avaient 10 jours de prison ; et j’ai écrit au géné pour lui demander de les relâcher et de consigner tout la promoss [promotion].

Hier le colo a fait appeler 5 types pour leur donner un [poil ?] et l’affaire s’est bornée là.

 


  1. Dans cette lettre, Poincaré se fait l’écho pour son père des événements relatés dans la lettre précédente.

  2. Voir la note 1 dans la lettre précédente.

  3. Dans le contexte, Poincaré désigné des soldats du génie, et non des élèves de mathématiques spéciales.

Titre
Henri Poincaré à Émile-Léon Poincaré - juin 1874
Incipit
Je t'écris de l'infirmerie ...
Date
1874-06
Identifiant
L0070
Adresse
Nancy
Lieu
Paris
Sujet
fr Colles et examens (polytechnique)
fr Chahuts étudiants
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe
Section (dans le livre)
2
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
2
Numéro
070
Langue
fr
Éditeur
Archives Henri Poincaré
Laurent Rollet
Licence
CC BY-ND 4.0

« Henri Poincaré à Émile-Léon Poincaré - Juin 1874 ». La Correspondance De Jeunesse d’Henri Poincaré : Les années De Formation, De l’École Polytechnique à l’École Des Mines (1873-1878). Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 18 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/7556