LettreOctave Callandreau à Henri Poincaré, 26 février 1882

Paris, 26 février 1882

Mon cher ami,

Je n’ai pu dans ma première lettre te parler convenablement de la question de la stabilité; j’ai cru que tu désirais surtout savoir ce que M. Weierstrass avait fait.1

Mais venons à ta lettre qui m’a uniquement occupé depuis que je l’ai reçu.

D’abord, d’une manière générale, je puis te dire que les astronomes n’ont pas attribué à la question de [la] stabilité la portée que les géomètres lui ont donnée parfois: Ce qu’ils ont voulu, c’est représenter la marche des éléments du système solaire en tenant compte de l’incertitude des données empruntées à l’observation; de sorte qu’une intégration rigoureuse des équations différentielles voudrait, au point de vue astronomique et pratique, être accompagnée de la connaissance entièrement précise des arbitraires masses éléments …2 C’est ce qui explique comment les analyses de Laplace ou de Le Verrier paraissent peu concluantes au premier abord.3

Parlons maintenant des beaux résultats auxquels tu es arrivé, indépendamment à coup sûr de ta connaissance des conclusions pratiques formulées par Le Verrier, Hansen, Laplace d’abord.4 Tous tes résultats concordent avec les conclusions auxquelles je fais allusion. Cependant tu apportes cette remarque que \(R_i\) peut être divergente même si le rapport \(\frac{n}{n'}\) est incomm[ensurable].5 Tu veux dire sans doute que le rapport incommensurable ne doit pas être représenté, avec une approximation indéfinie, par le rapport de deux entiers. S’il n’y a pas quelque chose comme ça, ta conclusion est tout à fait nouvelle et inattendue.

Que la série (1) cesse d’être convergente pour les grandes valeurs de \(t\), telle est aussi la conclusion de Laplace, conclusion plutôt que démonstration précise, comme je le disais dans ma lettre. Mais si tu assignes les valeurs que \(t\) ne saurait franchir, c’est une conclusion nouvelle et de haute valeur.

A l’occasion des anciens procédés, je t’ai soumis une question sur la convergence des développements ordonnés suivant les puissances des masses; plusieurs autres se posent encore pour l’application des anciens procédés.

Maintenant le résultat auquel tu arrives pour le calcul numérique des fonctions définies par une éq. différentielle est d’une singulière étendue. Seulement, pour ce qui concerne les perturbations, il faut compter que les circonstances arithmétiques qui se présentent dans l’application des anciens procédés se présenteront aussi. Sans doute les petits diviseurs sont un inconvenient, mais ils ont été la source de beaucoup de découvertes astronomiques.6

Si tu veux me renseigner sur tes recherches surtout celles qui peuvent avoir trait au calcul numérique des fonctions, je t’en serai très reconnaissant; je voudrais n’être pas complètement ignorant sur l’étude des équations différentielles.7

Tu pourras me trouver R. Jean Bart 9, hôtel Jean Bart, dans un domicile modeste que mon état de célibataire ne m’a pas interdit de conserver; je ne sors pas dans la matinée et rarement dans l’après-midi.8

Tout à toi,

Octave Callandreau


Apparat critique 

  1. Le cours de Weierstrass auquel fait allusion Callandreau (voir lettre précédente) s’appuie certainement sur l’article dans lequel Weierstrass (1858) montre le théorème spectral pour deux formes quadratiques réelles:

    Es seien \(\Phi\), \(\Psi\) homogene ganze Functionnen zweiten Grades von \(n\) Veränderlichen \(x_1, x_2, \ldots, x_n\) mit reellen Coefficienten, und die erstere überdies so beschaffen, dass sie für reelle Werthe von \(x_1, x_2, \ldots, x_n\) stets dasselbe Zeichen behält und nur Null wird, wenn diese Grössen sämmtlich verschwinden. Die Determinante der Function \[s\Phi-\Psi\] ist dann eine ganze Function \(n^{ten}\) Grades der willkürlichen Grösse \(s\), welche nur für eine Anzahl reeller Werthe der letzteren Null wird. Sind diese \(s_1, s_2, \ldots, s_m\), und daher die Determinante, abgesehen von einem \(s\) nicht enthaltenden Factor, gleich \[(s-s_1)^{\lambda_1}(s-s_2)^{\lambda_2}\ldots(s-s_m)^{\lambda_m}\] wo \(\lambda_1, \lambda_2, \ldots, \lambda_m\) ganze positive Zahlen bedeuten, deren Summe \(n\) ist; so giebt es ebenso viele völlig bestimmte homogene Functionnen zweiten Grades \(\vartheta_1, \vartheta_2, \ldots, \vartheta_m\) von \(x_1, x_2, \ldots, x_n\) durch welche sich \(\Phi\), \(\Psi\) in der Form \[\begin{aligned} \Phi&=\vartheta_1+\vartheta_2+\ldots+\vartheta_m\\ \Psi&=s_1\vartheta_1+s_2\vartheta_2+\ldots+s_m\vartheta_m\end{aligned}\] ausdrücken lassen, während \(\vartheta_\mu\) oder \(-\vartheta_\mu\), je nachdem \(\Phi\) stets positiv oder stets negativ bleibt, als Summe der Quadrat von \(\lambda_\mu\) reellen linearen Functionen der Grössen \(x_1, x_2, \ldots, x_n\) dargestellt werden kann, und zwar, wenn \(\lambda_\mu > 1\) ist, auf unendlich viele Arten. Weierstrass (1858), 242-243

    Weierstrass applique alors ce résultat à la théorie des petites oscillations pour corriger une erreur de Lagrange(1853). En effet, Lagrange affirme que les valeurs propres du hessien du système différentiel décrivant le système légèrement perturbé sont positives et d’ordre 1 et donc qu’il n’apparaît pas de terme séculaire dans les développements :

    Comme la solution précédente est fondée sur la supposition que les variables \(\xi, \psi, \varphi,\) etc., soient très petites, il faut, pour qu’elle soit légitime que cette supposition ait lieu en effet ; ce qui demande que les racines \(k', k'',\) etc., soient toutes réelles, positives et inégales, afin que le temps \(t\), qui croît à l’infini, soit toujours renfermé sous les signes de sinus ou cosinus. [...] Mais comme le développement de ces cas est inutile pour l’objet présent, nous ne nous y arrêterons point. Lagrange, (1853), p. 333

    Weierstrass montre que le système d’équations du système décrit par Lagrange peut avoir des valeurs propres multiples et qu’il peut donc apparaître des termes séculaires dans les développements en série :

    Die irrige Ansicht Lagrange’s rührt daher, dass er bei den mit (1) bezeichneten Gleichungen nichts Anderes berücksichtigt, als dass sie lineare und mit constanten Coefficienten versehene Differentialgleichungen sind. In der That würden, wenn man den Coefficienten von \(\Phi\) willkürliche Werthe beilegte, und die Gleichung \(f(s)=0\) hätte eine \(\lambda\)fache Wurzel, die jetzt mit \((-r)\) bezeichnet werden möge, in den Ausdrücken von \(x_1 x_2\) u.s.w. im allgemeinen Glieder vorkommen von der Form \[F(t)\cos (\sqrt {r}.t) + F_1(t)\sin (\sqrt{ r}.t),\] wo \(F(t), F_1(t)\) ganze Functionen \((\lambda-1)^{ten}\) Grades von \(t\) bedeuten sollen. Weierstrass (1858), p. 244

    Pour plus de précisions sur la question des éléments séculaires des petites oscillations, on peut consulter deux article de F. Brechenmacher (2007a; 2007b).↩︎

  2. Callandreau poursuit la discussion sur la stabilité du système solaire et veut dire que les résultats obtenus par les astronomes sur cette question supposent en fait une connaissance absolue des masses des corps. La sensibilité des conclusions qualitatives aux données initiales (en particulier à la détermination des masses) du problème était déjà soulignée, comme le rappelle Tisserand, par Lagrange :

    Mais certaines des masses employées étaient entièrement hypothétiques. [...] On pouvait donc se demander si, avec d’autres données notablement différentes, on trouverait encore seulement des racines réelles : Il faudrait, disait Lagrange, pouvoir démontrer que, quelles que soient les valeurs des masses, pourvu qu’elles soient positives, les racines de l’équation dont il s’agit sont toujours nécessairement réelles et inégales, et il ne paraît pas impossible de parvenir, par quelque artifice particulier, à résoudre cette question d’une manière générale. Tisserand (1889), p.411

    ↩︎
  3. Laplace a consacré de nombreux mémoires à la question des inégalités séculaires (Laplace ( Sec. perp. 1775, 325–366; 1787, 49–92; 1789, 295–306; 1799. )). Il s’intéresse en particulier au problème des valeurs propres du système d’équations en montrant que quelques que soient les données numériques supposées pour les masses et les distances moyennes des planètes au Soleil, l’équation [caractéristique] \(G = 0\) a toujours toutes ses racines réelles, pourvu que les planètes tournent toutes dans le même sens Tisserand (1889.), p. 411. La démonstration de Laplace que les valeurs propres sont d’ordre 1 est moins satisfaisante puisqu’il prouve seulement qu’il n’y a pas de terme séculaire :

    Mais il n’en résulte pas nécessairement que l’équation \(G=0\) ne puisse jamais avoir de racines égales, car on sait aujourd’hui qu’il peut arriver dans ce cas que les intégrales générales des équations ne renferment pas le temps en dehors des signes sinus et cosinus. Tisserand (1889), p. 413

    Laplace déduit de son analyse un corollaire concernant la stabilité du système solaire : l’excentricité d’une planète dont la masse représente une part importante de la masse totale restera faible. De même, Laplace prouve des résultats sur l’inclinaison mais ces résultats dépendent fortement d’hypothèses empiriques. Le Verrier reprend la questions de la détermination numériques des inégalités séculaires des sept grosses planètes mais pour Tisserand, les résultats obtenus restent en grande part douteux parce que les techniques analytiques utilisées sont trop sensibles par rapport à la valeur des paramètres :

    Il ne faut pas se faire d’illusion sur la généralité des conclusions énoncées ci-dessus relativement à la stabilité du système planétaire. En premier lieu, les équations différentielles ont été obtenues en négligeant, dans les parties séculaires des fonctions perturbatrices, les termes du quatrième ordre ; Le Verrier a cherché à tenir compte de ces termes en faisant varier les constantes arbitraires [...]. L’une des conséquences auxquelles il est arrivé est qu’on ne peut obtenir, par la méthodes des approximations successives, aucune conclusion sur la stabilité du système formé de Mercure, Vénus, la Terre et Mars, à cause des incertitudes qui règnent sur les valeurs des masses et peuvent modifier du tout au tout les petits diviseurs qui interviennent dans les formules. Tisserand (1889), p. 429

    ↩︎
  4. Poincaré a dû soumettre à Callandreau le texte préliminaire de sa note sur les séries trigonométriques Poincaré (1882a). Cette note sera publiée dans les Comptes rendus de la séance de l’académie du 30 octobre 1882. Poincaré fait allusion aux applications de ces résultats à la mécanique céleste (voir note suivante) mais il ne cite pas les noms évoqués par Callandreau, ni d’ailleurs d’aucun astronome. Il en est presque de même dans la note plus étendue publiée en 1884 dans le Bulletin astronomique dans laquelle sont cités les noms de Tchebichef, Callandreau et Lindstedt.↩︎

  5. Poincaré (1882a) étudie dans la note sur les séries trigonométriques la notion de convergence d’une série de fonction ; il prend pour exemple la série \[(1)\qquad \varphi(t) = \sum{A_p} \sin \alpha_p t,\] en supposant que \(\frac{1}{A_p}\) et \(\alpha_p\) sont postifs et tendent vers zéro quand \(p\) tend vers l’infini. Si la série \(\sum A_p\alpha_p\) est convergente, la série est simplement convergente. La question posée par Poincaré est de montrer que le module de \(\varphi(t)\) peut devenir plus grand [...] que toute quantité donnée. Ce résultat peut se généraliser au cas où \(A_p\) et \(\alpha_p\) ne seraient plus astreint à être positifs ou encore à la série \[(3)\qquad \sum A_p(1-\cos\alpha_p)\] lorsque la série \(\sum|A_p|\alpha^2_p\) est convergente. Poincaré déduit de ces résultats quelques conséquences en mécanique céleste :

    Voici comment cela peut s’appliquer aux séries que l’on a à envisager en Mécanique celeste. On sait que, si \(t\) est le temps et \(a\) le grand axe, par exemple, on a pour la dérivée de grand axe une expression de la forme \[\frac{da}{dt} = \sum A_p \sin\alpha_p t + \sum B_p \cos\beta_p t,\] les deux séries \(\sum mod A_p\) et \(\sum mod B_p\) étant convergentes. En négligeant les carrés des masses, on en conclut, pour la variation \(\delta a\) du grand axe, l’expression \[(4)\qquad \delta a = \sum\frac{A_p}{\alpha_p}(1-\cos\alpha_p t) + \sum\frac{B_p}{\beta_p}\sin\beta_p t.\] On serait tenté de conclure que \(\delta a\) reste toujours compris entre certaines limites. Cela a lieu en fait pour certaines valeurs incommensurables du rapport des moyens mouvements. mais il est d’autres valeurs également incommensurables de ce même rapport pour lesquelles les séries du second membre de l’équation (4) se comportent comme les séries (1) et (3), et peuvent croître indéfiniment.

    Cela n’a pas d’importance au point de vue pratique du calcul des perturbations, puisque le rapport des moyens mouvements ne peut être connu qu’approximativement et que nous ne pouvons reconnaître par conséquent si les séries (4) restent finies ou croissent indéfiniment ; puisque d’ailleurs l’équation (4) ne représente la variation du grand axe que si l’on néglige les termes d’ordre supérieur par rapport aux masses, et que nous ignorons si ces termes ne peuvent pas eux-mêmes croître au delà de toute limite.

    Néanmoins, il y a peut-être quelque intérêt à signaler ce fait, car il montre qu’il est impossible d’accepter certaines conséquences théoriques qu’on serait tenté de tirer de l’expression (4). Poincaré (1882a), p.768

    ↩︎
  6. Callandreau fait allusion au travail de Poincaré sur l’intégration des équations différentielles Poincaré (1882b), paru dans les Comptes rendus de la séance du 27 février 1882.↩︎

  7. Dans ce travail, Poincaré pose la question d’obtenir des développements en séries des solutions d’une équation différentielle qui restent convergentes pour toutes les valeurs réelles de la variable Poincaré (1882b), p. 578. En écrivant les systèmes d’équations différentielles sous la forme \[\frac{dx_1}{X_1} = \frac{dx_2}{X_2} = \ldots = \frac{dx_n}{X_n}\] où les \(X_i\) sont des polynomes en \(x_1, x_2, \ldots, x_n\), Poincaré démontre qu’on peut toujours trouver un nombre \(\alpha\) tel que \(x_1, x_2, \ldots, x_n\) puissent s’exprimer par des séries ordonnées suivant les puissances de \[\frac{e^{\alpha s} - 1}{e^{\alpha s} + 1}\] et convergentes pour toutes les valeurs réelles de \(s\). Poincaré (1882b), p. 578. Poincaré termine sa note en soulignant que si on applique ce genre de techniques aux équations de la mécanique céleste, les séries resteraient convergentes pour toutes les valeurs du temps et en précisant que l’exemple qu’il vient de donner n’est pas obligatoirement le meilleur. (Voir lettres 28 et 29 du volume 1 de la correspondance de Poincaré).↩︎

  8. Callandreau épouse le 7 juillet 1883, Sophie de Luynes, une des filles de Victor de Luynes (1828-1904) qui était professeur au Conservatoire des arts et métiers (chaire de chimie appliquée aux industries de teinture, céramique et verrerie).↩︎


Références

Brechenmacher, Frédéric. 2007a. “L’identité algébrique d’une pratique portée par la discussion sur l’équation à l’aide de laquelle on détermine les inégalités séculaires des planètes (1766–1874).” Sciences et Techniques En Perspective, 5–85.↩︎

———. 2007b La controverse de 1874 entre Camille Jordan et Leopold Kronecker. Revue d’histoire des mathématiques 13 (2), pp. 187–257.↩︎

Lagrange, J. L. 1853 Mécanique analytique, Volume 1. 3e edition, Mallet-Bachelier, Paris.↩︎

Laplace, Pierre Simon de, 1775 "Mémoire sur les solutions particulières des équations différentielles et sur les inégalités séculaires des planètes", Mémoire. de l’académie des sciences de Paris, Partie I (1775) ; \{OE}uvres, 8, 325-366.↩︎

———. 1787 "Mémoire sur les inégalités séculaires des planètes et des satellites", Mémoire de l’académie des sciences de Paris (1787) ; \{OE}uvres, 8, 49-92].↩︎

———. 1789, "Mémoire sur les variations séculaires des orbites des planètes", Mémoire de l’académie des sciences de Paris (1789) ; \{OE}uvres, 11, 295-306.↩︎

———. 1799.  Traité de mécanique céleste, Vol.1, Paris, 1799 ; \{OE}uvres, 1.↩︎

Poincaré, Henri. 1882a. “Sur les séries trigonométriques.” Comptes Rendus Hebdomadaires Des Séances de L’Académie Des Sciences 95: 766–68.↩︎

———. 1882b. “Sur l’intégration des équations différentielles par les séries.” Comptes Rendus Hebdomadaires Des Séances de L’Académie Des Sciences de Paris 94: 577–78.↩︎

Tisserand, François-Félix. 1889 Traité de mécanique céleste. Paris: Gauthier-Villars.↩︎

Weierstrass, Karl. 1858. “Über ein die homogenen Functionen zweiten Grades betreffendes Theorem, nebst Awendung desselben auf die Theorie der kleinen Schwingungen.” Monatsberichte Der Akademie Der Wissenschaften Zu Berlin, 207–20.↩︎

Titre
Octave Callandreau à Henri Poincaré, 26 février 1882
Incipit
Je n'ai pu dans ma première lettre te parler convenablement de la question de la stabilité.
Date
1882-02-26
Adresse
Paris
Lieu
Paris
Lieu d’archivage
Private collection 75017
Type
fr Lettre autographe signée
Section (dans le livre)
2
Identifiant dans les archives locales
CD n° 89
Droits
Archives Henri Poincaré
Nombre de pages
3
Langue
fr
Licence
CC BY-ND 4.0

« Octave Callandreau à Henri Poincaré, 26 février 1882 ». La Correspondance Entre Henri Poincaré, Les Astronomes Et Les géodésiens. Archives Henri Poincaré, s. d, Archives Henri Poincaré, s. d, La correspondance d'Henri Poincaré, consulté le 23 avril 2024, https://henripoincare.fr/s/correspondance/item/8582