Le voyage de Poincaré en Norvège et en Suède (1878)

 

Les dernières lettres de la correspondance de jeunesse de Poincaré concernent son voyage d’études en Norvège et Suède entre la fin du mois de juin et le début du mois de septembre 1878. Il s’agit du troisième et dernier voyage de sa formation à l’École des mines. On possède quelques lettres datant de son premier voyage en 1876 dans le massif central et le sud de la France. En revanche, son second voyage effectué en Autriche Hongrie a laissé très peu de traces dans les archives familiales.

Les trente lettres présentées dans cet ouvrage, à partir de la page 336, occupent une place à part dans cette correspondance de jeunesse. Elles constituent les dernières traces connues d’échange de Poincaré avec sa mère et avec sa famille. Certes, on dispose de quelques lettres tardives de sa sœur concernant l’élection à l’Académie française ou quelques traces d’un échange avec son épouse – mais ce ne sont que des exceptions : sur les quelques deux mille lettres qui constituent le corpus de la correspondance de Poincaré, les échanges strictement familiaux ne vont pas au-delà de l’année 1878.

À cette période, Poincaré travaille déjà depuis bien longtemps sur sa thèse de doctorat de mathématiques mais ses lettres n’évoquent presque pas cette partie de son activité. Par ailleurs, son voyage d’étude répond à des exigences qui ne sont pas uniquement liées à sa formation : comme pour tout travail d’étudiant, il bien question de faire l’expérience du terrain, de mettre en pratique les connaissances théoriques apprises durant trois années de formation. Cependant les voyages des ingénieurs des mines participent également d’une entreprise de veille technique, scientifique et industrielle dont les enjeux politiques ne sont probablement pas absents. La Norvège et la Suède sont, à partir des années 1850, en pleine croissance industrielle et constituent des destinations relativement fréquentes pour les élèves de l’École des mines. Ainsi, dans les fonds de la Bibliothèque patrimoniale de l’École des mines, on peut recenser, entre 1839 et 1886, dix journaux d’étudiants consacrés à la Norvège et vingt deux portant sur la Suède. Pourtant, les lettres de Poincaré sont une fois de plus fort peu disertes sur ces questions minières. En effet, Poincaré ne s’étend pas vraiment sur l’enquête géologique qu’il mène en vue de la préparation de son Mémoire sur les gîtes de pyrite de la Norvège moyenne ou sur les visites d’usine qu’il fait afin de rédiger sa deuxième étude, intitulée Mémoire sur la préparation mécanique et le traitement métallurgique des minerais d’argent de Kongsberg. Le premier mémoire sur les pyrites semble avoir été rédigé juste après son retour de voyage et porte la date de 1878. Le second est daté, quant à lui, de 1879. Ces deux journaux sont conservés au sein de la Bibliothèque patrimoniale de l’École des mines de Paris, respectivement sous les cotes 990 et 989.

Dans les lettres de cette période, Poincaré concentre en réalité ses efforts d’écriture sur des aspects bien moins stratégiques, à savoir ses états d’âme, ses impressions de voyage, ses difficultés matérielles pour se déplacer, ses tentatives toujours infructueuses pour retrouver son camarade Marcel Bonnefoy, parti pour un très long voyage dans le Nord de la Norvège. Durant plus de deux mois, Poincaré écrit de très longues lettres à sa famille et raconte les épisodes pittoresques de son voyage. Et il le fait dans un style burlesque, certes déjà présent dans les lettres plus anciennes, mais qui atteint ici son paroxysme. Ses lettres sont donc ponctuées de cartes des lieux traversés, de rébus, de parodies de journaux, de croquis, de caricatures. Se dessine ainsi en creux un autoportrait de Poincaré en décalage total avec l’image très sérieuse que ses biographes ont pu donner de lui ultérieurement. Ces lettres de voyage sont importantes dans la mesure où elles constituent un instantané saisissant de l’état d’esprit de Poincaré à l’aube de sa carrière professionnelle. On y devine moins la figure du mathématicien que celle de l’apprenti écrivain qui s’essaiera à la rédaction d’un roman en 1879, durant sa brève carrière d’ingénieur des mines à Vesoul.

La transcription et l’annotation de ces trente lettres ont demandé un travail considérable. D’abord en raison de leur état matériel. Certaines d’entre elles ont beaucoup souffert du passage du temps : plusieurs feuillets sont maintenant à peine lisibles, l’encre ayant presque complètement disparu. Par ailleurs, l’écriture de Poincaré – qui se laisse la plupart du temps déchiffrer – est ici à peine intelligible en raison des conditions dans lesquelles ces lettres ont été rédigées : Poincaré écrit en effet dans le train, en bateau, en diligence, en carriole à cheval etc. En outre, il utilise de nombreuses abréviations qui sont parfois difficiles à décoder (voir l’image ci-dessous). Enfin, dans ses parodies de journaux il fait une utilisation abondante d’illustrations qu’il a fallu retravailler pour les intégrer aux transcriptions. Dans la plupart des cas, la mise en page de la lettre a pu être préservée. Les transcriptions ont été faites de manière à refléter le plus fidèlement possible les documents d’origine : bien que certains (rares) passages soient demeurés illisibles, la majeure partie des documents a pu être restituée en respectant leur style d’écriture souvent télégraphique.

 

Un extrait de lettre datant de la période scandinave (lettre 315)

Il s’avère cependant qu’il ne s’agit pas là des seules difficultés posées par ce récit épistolaire. Contrairement aux lettres plus anciennes, les lettres de cette période sont datées et offrent donc la possibilité de reconstituer la chronologie des déplacements de Poincaré en Norvège puis en Suède. Cependant, certaines d’entre elles sont en réalité des compilations de plusieurs récits rédigés durant quelques jours et il est parfois difficile de déterminer à quel moment précis elles ont été écrites et d’où elles ont pu être envoyées. Dans la mesure où ces compilations de récits constituaient un document unique (c’est-à-dire qu’elles étaient rédigées sur les mêmes feuillets et donc envoyées au même moment), j’ai fait le choix de les traiter comme des entités matérielles uniques. De plus, bien que très précieuses, les indications de dates peuvent s’avérer particulièrement trompeuses : elles donnent en effet une image fausse de continuité alors que Poincaré propose un récit de ses déplacements fait de fréquentes ruptures temporelles : dans un même paragraphe il peut ainsi évoquer des événements qui se sont déroulés une semaine plus tôt, raconter ce qu’il est en train de faire ou donner le programme de ses prochains déplacements, programme qu’il ne met d’ailleurs pas toujours à exécution suivant le plan initial. Comme pour le reste de la correspondance familiale on ne dispose pas des lettres reçues par Poincaré, ce qui complique encore la reconstitution de son voyage.

À ces difficultés s’en ajoutent encore d’autres qui ont trait à la toponymie des lieux visités. En ce qui concerne la partie norvégienne de son voyage, Poincaré visite des lieux qui ont parfois changé de nom depuis le 19e siècle ou bien il désigne des noms de lieux en utilisant une graphie qui a beaucoup évolué (par exemple il écrit Jerkin ou Jerkind pour désigner la localité actuelle de Hjerkinn). Dans ces conditions, même lorsque la lecture des lettres ne posait aucun problème, il n’a pas toujours été possible de retrouver les lieux cités sur les cartes contemporaines ou sur les services de cartographie en ligne existants. Afin de restituer au plus près le parcours de Poincaré, nous nous sommes appuyé sur une ressource qu’il pourrait avoir lui-même utilisée durant son voyage, à savoir l’atlas d’Adolf Stieler, Hand-Atlas über alle Theile der Erde und über das Weltgebäude [A. Stieler 1874]. Dans une lettre de 1876 racontant une sortie géologique en Normandie, Poincaré cite cet en effet ouvrage (voir page 228). J’ai pour ma part utilisé l’édition de 1891 ainsi que plusieurs cartes antérieures ou postérieures à l’année 1878.

La transcription des lettres reprend les noms utilisés par Poincaré et les annotations donnent, lorsque c’est possible, quelques détails sur les lieux correspondants actuels. Cependant, il n’a pas toujours été possible d’identifier certains lieux traversés par Poincaré. Pour ne citer qu’un exemple, mentionnons les quelques lettres envoyées depuis Eide vers le milieu du mois de juillet. Eide est une ville assez importante de la côte ouest de la Norvège, située à une trentaine de kilomètres au nord de Molde. Cependant, dans le contexte des autres lettres, cette localisation est pour le moins trompeuse car cela signifierait que Poincaré aurait pu faire un voyage aller-retour de Bergen vers Eide en quelques heures alors que les deux villes sont distantes de près de 500 kilomètres. En réalité, il s’avère que Poincaré écrivait ces lettres depuis une très petite commune nommée également Eide, mais située à environ 130 kilomètres à l’est de Bergen, non loin d’Ulvik et d’Eidfjord.

Malgré toutes ces difficultés, le tableau ci-dessous propose une reconstitution des principales étapes de son voyage. Il s’appuie sur l’interprétation des lettres en faisant abstraction des ruptures temporelles et des récits annexes. Les cartes simplifiées de Norvège et de Suède permettent quant à elles d’avoir une idée générale des circuits réalisés par Poincaré : un circuit norvégien partant d’Oslo vers Trondheim, puis Molde, Bergen, Odnes et Kongsberg ; un circuit suédois partant de Stockholm et faisant une boucle depuis Motala vers Nora, Domnarvet, Ludvika, Sala puis Dannemora.

Date Informations sur les déplacements de Poincaré
Vers le 20 juin Départ pour Hambourg par Trèves, Cologne et Essen
Samedi 23 juin Hambourg
Lundi 24 juin Copenhague (Poincaré y reste 2 jours)
Mercredi 26 juin Arrivée probable à Oslo (Christiania)
Dimanche 30 juin Poincaré est à Røros. Il y reste jusqu’au 3 juillet
Jeudi 4 juillet Trondheim (plusieurs excursions dans la région)
Mardi 9 juillet Dombås
Vendredi 12 juillet Molde
Samedi 13 juillet Déplacement entre Molde et Bergen
Dimanche 14 juillet Bergen. Il y reste quelques jours (plusieurs excursions dans la région, dont une à Vigsnes, sur l’île de Karmøy)
Mercredi 24 juillet Poincaré est à Eide, un village à l’est de Bergen, non loin de d’Ulvik et d’Eidfjord (il ne s’agit donc pas de la ville d’Eide qui se situe à 30 kilomètres au nord de Molde).
Samedi 27 juillet Trajet du Hardangerfjord vers le Sognefjord puis vers Vossevangen
Lundi 29 juillet Poincaré est à Lærdal
Mardi 30 juillet Poincaré dort à Odnes
Mercredi 31 juillet Retour vers Oslo en bâteau puis par le train
Jeudi 1er août Oslo
Vendredi 2 août Départ pour Kongsberg
Samedi 3 août Arrivée à Kongsberg. Poincaré y reste sans doute une semaine
Samedi 10 août Retour à Oslo
Lundi 12 août Départ pour la Suède
Mardi 13 août Passage par Uppsala. Arrivée à Stockholm
Vendredi 16 août Déplacement vers Motala
Dimanche 18 août Nora
Mardi 20 août Bångbro
Mercredi 21 août Domnarvet
Jeudi 22 août Ludvika
Dimanche 25 août Sala
Mardi 27 août Dannemora
Jeudi 29 août Stockholm. Poincaré y reste 3 jours
Samedi 7 septembre

En chemin de fer entre Pålsboda et Göteborg. Retour vers Nancy

Principales étapes du voyage en Norvège et en Suède (été 1878)

Carte des principales étapes norvégiennes du voyage d’étude

Carte des principales étapes suédoises du voyage d’étude