Partie 2 - La France des années 1870

Les lettres présentées dans cet ouvrage sont rédigées dans une France meurtrie par la Guerre de 1870 et marquée par les souvenirs de la Commune et le spectre de la guerre civile. Pour les contemporains de Poincaré le choc de la défaite de Sedan, le 1er septembre 1870, est dans tous les esprits. Sur les 120 000 hommes engagés, on comptera 3 000 tués, 14 000 blessés et 21 000 prisonniers durant la bataille même. Le bilan de la guerre elle-même est particulièrement lourd pour l’armée française, forte de quelques 500 000 hommes (contre 887 000 soldats allemands) : 139 000 morts, 143 000 blessés, 320 000 malades, 371 981 prisonniers dont près de 12 000 officiers. Au moment de l’armistice du 26 janvier 1871, 34 départements français – un tiers du territoire – sont occupés par les troupes allemandes. Le dernier soldat allemand quitte le pays le 18 septembre 1873, deux semaines avant l’entrée de Poincaré à l’École polytechnique. L’état de siège sera maintenu dans 42 départements jusqu’en 187510.

Poincaré est d’autant plus marqué par ces événements qu’il les a vécus de l’intérieur : la propriété de ses grands-parents maternels à Arrancy11, dans la Meuse, a été saccagée et l’un de ses oncles, Adrien Launois12, a été emprisonné en Allemagne. Poincaré a par ailleurs assisté à l’entrée des troupes allemandes dans Nancy ; il a connu les intimidations de l’occupant militaire vis-à-vis des populations civiles13, le siège et la chute de Metz, les difficiles négociations de la municipalité avec les officiers allemands gouvernant Nancy14, le redécoupage territorial de l’Alsace-Moselle.

Henri Poincaré au
moment de sa
première
communion (1865)

Bien qu’elles évoquent assez peu les souvenirs de la guerre, les lettres de Poincaré sont hantées par le traité de Francfort (10 mai 1871) et ses conséquences sur la société française : le paiement des indemnités de guerre, la remilitarisation de la société15, l’instabilité résultant du jeu politique entre partisans d’une restauration monarchique et républicains, la condamnation à mort, la commutation puis l’évasion du maréchal François-Achille Bazaine, les tensions diplomatiques internationales liées au système complexe des alliances.

D’un point de vue économique, la France des années 1870 est encore dans une situation relativement favorable. Le Second Empire a été marqué par un fort volontarisme modernisateur des pouvoirs politiques, ce qui s’est traduit par un doublement du Produit Intérieur Brut entre 1840 et 1874. Cette situation a manifestement rendu supportable la perte des territoires alsaciens et mosellans et le coût de la défaite (cinq milliards de franc-or à verser en trois ans)16.

Pour autant, à partir de 1873 le pays s’enfonce dans une période de stagnation économique qui durera près de 25 ans ; elle est marquée par de nombreuses faillites, un krach boursier (1882), une baisse des prix agricoles et industriels, une croissance stagnante et une forte augmentation du chômage17. L’industrie est cependant plus florissante que d’autres secteurs, tels que l’agriculture : alors que l’artisanat et l’économie domestique régressent, les entreprises investissent massivement dans la mécanisation et le pays atteint un niveau record de machines à vapeur. Malgré tout, la France reste un pays de petites entreprises. Ce monde industriel et ouvrier est bien loin de l’univers social, mental et culturel de Poincaré. Sa jeunesse se déroule sans encombres dans un confort matériel rythmé par les conventions sociales et les codes de la bourgeoisie provinciale.

En 1872, la France compte 38 millions d’habitants. C’est un pays très rural : 69 % de la population réside à la campagne et seules trois villes abritent plus de 200 000 habitants. Cinq villes ont entre 100 000 et 200 000 habitants, 13 villes entre 50 000 à 100 000 et 49 villes entre 20 000 à 50 00018. Avec ses 52 978 habitants en 1872, Nancy est une ville moyenne ; moins industrielle que Metz, sa rivale annexée après la guerre, elle a cependant le privilège de posséder une faculté des lettres et une faculté des sciences, une faculté de droit et une école préparatoire à la médecine19.

Cette France de villages et de petites villes est catholique à près de 90 %20. Vers 1880, on y dénombre près de 215 000 prêtres, frères et sœurs, soit bien plus que l’ordre du clergé au moment de la Révolution française. Ce poids de la religion a évidemment un impact social et politique. Bien que le divorce soit formellement autorisé, le mariage reste un principe universel. De plus, les stratégies d’unions matrimoniales restent très présentes dans les familles, surtout dans les familles aisées. La famille Poincaré n’échappe pas à cette règle. Le respect des conventions, les valeurs religieuses, les comparaisons de rangs, les calculs de promotion sociale font partie des paramètres de tout mariage.

Élevé dans un milieu essentiellement féminin, Poincaré côtoiera dans sa jeunesse un grand nombre de marieuses et d’entremetteuses et on trouve des échos amusants des pratiques de mariages arrangés dans certaines lettres faisant allusion aux différences entre mariage de raison et mariage d’amour21. Au-delà des relations matrimoniales se pose la question des pratiques religieuses. Bien que toujours présentes, elles sont manifestement en déclin dans la seconde moitié du 19e siècle, notamment au sein d’une classe ouvrière qui affirme de plus en plus son indifférence religieuse. Qu’en est-il de Poincaré et de sa famille ? À en croire le récit de sa sœur, lors de sa première communion, durant l’été 1865, Poincaré était, semble-t-il, animé par des rêveries mystiques22. Mais il n’avait alors qu’onze ans. Le Poincaré des années d’études a sans nul doute beaucoup changé : pour autant qu’on puisse le savoir, il semble se situer – comme ses parents d’ailleurs – dans une forme de religiosité moyenne dictée par les conventions sociales23. Lors de ses études à l’École polytechnique, il va régulièrement à la messe et participe aux entreprises de charité. Cependant, lorsqu’il s’agit d’affirmer ses convictions républicaines il n’hésite pas à entrer en conflit direct avec les étudiants de sa promotion formés dans les institutions religieuses, notamment ceux issus de l’École Sainte Geneviève à Paris (voir ainsi la lettre page 12, ainsi que les suivantes). À un moment où l’installation de la République est plus qu’incertaine et où les conservateurs pensent pouvoir l’emporter, l’École polytechnique est une sorte de caisse de résonance des débats qui animent la société française.

Pour achever cette mise en contexte(s), il convient d’aborder la question de l’enseignement. Dans les années 1870, le pays affiche encore un taux d’illettrisme de près de 28 % (22 % pour les hommes et 34 % pour les femmes). L’école est payante, majoritairement réservée aux garçons et l’enseignement secondaire un luxe que seules les élites peuvent offrir à leurs enfants. La part de l’école publique en 1876 s’élève à 55,6 %, la France comptant près de 20 000 écoles primaires ou supérieures congréganistes. Par ailleurs, au moment où Poincaré quitte l’enseignement secondaire pour entrer à l’École polytechnique, il y a environ 4 millions d’enfants scolarisés dans le primaire contre 90 000 dans le secondaire. Dans ce contexte, le poids du baccalauréat est inversement proportionnel à sa rareté. En 1866, les bacheliers ne représentent même pas 1 % d’une classe d’âge (0,8 %)24. De la même manière, l’étudiant n’existe pas en tant que tel25 ; il est certes bel et bien présent dans les facultés professionnelles – 5 200 étudiants en droit et 4 000 en médecine en 1869 – mais totalement inexistant en sciences et en lettres… Et lorsqu’il existe, il étudie essentiellement à Paris26.

 


 

  1. Pour un aperçu de la Guerre de 1870, voir [F. Roth 2005]. Les chiffres donnés ici proviennent de [O. Wieviorka 2015].

  2. Aujourd’hui Arrancy-sur-Crusne.

  3. Adrien Launois (1842-1917). Pour plus de détails voir [A. Boutroux 2012, chap. XV et XVI].

  4. La famille Poincaré hébergera chez elle, pendant plusieurs mois un officier allemand nommé Kleemann [A. Boutroux 2012, chap. XV].

  5. Le père de Poincaré est à cette période membre du conseil municipal.

  6. La France de 1873 compte 4,6 millions de militaires, parmi lesquels 20 300 officiers [O. Wieviorka 2015]. Les promotions de l’École polytechnique augmentent considérablement après la Guerre de 1870 : 149 étudiants en 1870, 140 en 1871, 280 en 1872 et 249 en 1873.

  7. En 1876 la France compte 5,2 millions d’actifs industriels avec un taux de chômage proche de zéro. Dix ans plus tard, il y a 400 000 chômeurs industriels pour un nombre d’actifs équivalent [O. Wieviorka 2015].

  8. [Y. Breton, A. Broder & M. Lutfallan 1997].

  9. [O. Wieviorka 2015].

  10. En 1900, Nancy comptera plus de 100 000 habitants. C’est une des conséquences de la Guerre de 1870. La ville bénéficiera d’un large afflux d’alsaciens et de mosellans [H. Sicard-Lenattier 2002] et d’investissements massifs de l’État pour en faire une vitrine française à trente kilomètres de la frontière allemande. Ainsi, du point de vue universitaire, Nancy se verra dotée d’une faculté de médecine – résultat du transfèrement de la Faculté de Strasbourg en 1872 – et de plusieurs instituts de sciences appliquées, ancêtres des écoles d’ingénieurs actuelles. Pour plus de détails, voir [A. Grelon & F. Birck 1998] [F. Birck & A. Grelon 2006], [L. Rollet & M.-J. Choffel-Mailfert 2007] et [F. Birck & L. Rollet 2015].

  11. En 1872, on recense en France 580 757 protestants, 50 000 israélites et environ 80 000 libres penseurs [O. Wieviorka 2015].

  12. Les souvenirs de jeunesse de la sœur de Poincaré fourmillent de détails sur ces questions. Aline Poincaré évoque aussi de manière très précise ses atermoiements et ses craintes quant à son mariage avec le philosophe Émile Boutroux [A. Boutroux 2012, chap. XXVII et XXVIII].

  13. [A. Boutroux 2012, chap. VII].

  14. On sait par des déclarations faites par Poincaré au médecin Édouard Toulouse dans les années 1890 qu’il aurait perdu la foi vers 18 ans [É. Toulouse 1910, p. 143].

  15. [O. Wieviorka 2015]. Jusqu’en 1855, le baccalauréat n’est d’ailleurs pas nécessaire pour entrer à l’École polytechnique [B. Belhoste 2002].

  16. Il n’apparaît vraiment qu’à partir de la création du système des bourses de licence et d’agrégation, en 1877.

  17. À titre d’exemple, en 1873 la Faculté des sciences de Nancy compte moins de 50 étudiants, toutes disciplines confondues.

  18. Source photographie : [Collectif 1955].