Partie 3 - Les origines sociales et culturelles d'Henri Poincaré

La mère d’Henri Poincaré, Eugénie Launois (1830-1897), est originaire d’Arrancy, une petite commune de la Meuse où elle a ses racines. Son père, Émile-Léon (1828-1892), est né à Neufchâteau, dans les Vosges. Il tient un cabinet médical tout en menant en parallèle une carrière d’enseignant et de chercheur.

Émile-Léon Poincaré est le cadet d’une fratrie de trois enfants : sa sœur Clémence (1823-1902) épousera Théodore Magnien (1817-1892), un pharmacien nancéien, et son frère Nicolas-Antonin Poincaré (1825-1911) fera une brillante carrière d’ingénieur hydrographe dans la Meuse. Émile-Léon Poincaré s’est engagé dans des études de médecine contre l’avis de son père. Jacques-Nicolas Jules Poincaré (1794-1865) tient en effet une pharmacie prospère à Nancy et désire que son fils Émile-Léon lui succède28. Contre toute attente, après avoir passé ses deux baccalauréats, il refuse d’entreprendre des études de pharmacie et s’inscrit à l’hôpital militaire d’instruction de Metz en 1848. Il y sera major de promotion durant deux ans. Suite à la fermeture de cette école, il se voit obligé de continuer ses études à la Faculté de médecine de Paris. Son père ne lui ayant pas totalement pardonné son choix, il ne lui fournit que de maigres subsides, mais cela ne l’empêche pas de réussir brillamment ses études. Après avoir obtenu sa thèse de médecine en 1852, il installe un cabinet à Nancy et s’engage très vite dans l’enseignement et la recherche.

En 1852, il est nommé chef de clinique médicale à l’École de médecine et de pharmacie de la ville ; il y fait notamment des conférences de diagnostic médical et d’auscultation. Les années suivantes il y est successivement nommé préparateur (1853), chef des travaux anatomiques (1854) puis professeur adjoint d’anatomie et de physiologie (1858). Après la Guerre de 1870, suite au transfèrement de la Faculté de médecine de Strasbourg vers Nancy, l’ancienneté et la valeur de ses services lui font espérer une nomination sur une chaire de professeur. On ne lui accorde finalement qu’un statut de professeur adjoint de physiologie et il devra attendre la fin de l’année 1879 pour y être enfin nommé sur la chaire d’hygiène. Durant toute sa vie, Émile-Léon semble être accaparé par ses très nombreuses responsabilités professionnelles : son cabinet médical lui assure des revenus confortables qui compensent les rémunérations plus modestes de ses activités d’enseignement. Il mène de nombreuses recherches qui débouchent sur la publication d’ouvrages reconnus dans les milieux médicaux29. Enfin, et surtout, c’est un notable bien en vue dans la société nancéienne : membre puis président de l’académie locale, l’Académie de Stanislas, il est également conseiller municipal durant la guerre, membre du Conseil central d’hygiène de Meurthe-et-Moselle et de la Commission centrale d’observations météorologiques. Il possède donc de solides relais politiques et intellectuels dont il n’hésite pas à se servir au besoin30.

L’épouse d’Émile-Léon Poincaré, Marie Pierrette Eugénie Launois (1830-1897), est née à Saint-Pierrevillers dans la Meuse31. Elle est la fille d’une riche famille de propriétaires terriens. Durant sa petite enfance elle a vécu avec toute sa famille dans le château de ses grands-parents à Remenoncourt32. Le château de Remenoncourt – situé non loin du village homonyme et indépendant de la commune de Saint-Pierrevillers – est en réalité une grande ferme composée d’un corps de logis. Elle est encadrée de deux ailes à vocation agricole et de deux bâtiments fermant l’ensemble. Elle est située sur une hauteur dominant les champs de blé et d’avoine exploités par la famille. À la mort de ses grands-parents la famille se disperse et les parents d’Eugénie Poincaré s’installent à Arrancy, non loin de Remenoncourt, dans une grande demeure33. Son père, Louis-Eugène Launois (1807-1874) est sourd en raison d’un accident de jeunesse. Il passera toute sa vie à superviser l’exploitation de ses terres, en compagnie de son épouse Euphrasie (1806-1881). Eugénie Launois est l’aînée d’une fratrie de cinq enfants : Odile (1832-1927), Aimé (1833-1835), Edmond (1835-1899) et Adrien (1842-1917). Odile épousera Charles Comon (1825-1895) et leur fille Lucie se mariera avec le chimiste Albin Haller (1849-1925). Aimé mourra à l’âge de deux ans. Edmond fera des études à l’École militaire de Saint-Cyr ; célibataire, il s’installera auprès de ses parents pour exploiter la propriété d’Arrancy. Quant à Adrien, également formé à Saint-Cyr, il fera carrière dans l’infanterie. De retour de captivité après la Guerre de 1870, il s’associera un temps avec son frère Edmond pour exploiter les terres familiales, entreprise qui se soldera par un échec financier. Il se mariera avec Ernestine Thouvenin (1849-1894) et exercera ensuite le métier de percepteur en Meurthe-et-Moselle, dans les environs de Lunéville et de Mars-la-Tour.

La maison des grands-parents
maternels de Poincaré à
Arrancy

Henri Poincaré vient au monde à Nancy le 29 avril 1854. Dans l’entourage proche de la famille Poincaré, on trouve d’abord Antonin Poincaré (1825-1911), le frère d’Émile-Léon Poincaré. Polytechnicien, il fera une carrière brillante d’ingénieur hydrographe dans la Meuse. De son mariage avec Marie-Nanine Ficatier-Gillon naîtront le futur président de la République Raymond Poincaré (1860-1934) et le physicien Lucien Poincaré (1862-1920), appelé à devenir vice-recteur de l’Académie de Paris35. Bien qu’un peu plus âgés que leurs cousins, Poincaré et sa sœur s’entendent très bien avec eux. On trouve de nombreux indices de leur complicité dans les lettres d’étudiant de Poincaré et dans les souvenirs de jeunesse de sa sœur36. Les traces d’échange entre eux durant leur vie adulte sont cependant quasiment inexistants37.

Dans la branche des Launois, on trouve, comme on l’a vu, plusieurs oncles formés à l’École militaire de Saint-Cyr, des élus locaux – tel Charles Comon (1825-1897) qui sera maire de la ville de Longuyon – ou encore le géologue Auguste Daubrée (1814-1896), un parent éloigné de la famille qui dirigera l’École des mines au moment où Poincaré y fera ses études.

Les réseaux politiques de la famille Poincaré sont nombreux et influents. De par sa situation au conseil municipal, le père de Poincaré est un proche d’Auguste Bernard (1824-1883), maire de Nancy et sénateur. La famille compte également parmi ses relations plusieurs hommes politique : le député Eugène Billy (1830-1878) ou les députés et sénateurs Jules Develle (1845-1919) et Henry Varroy (1826-1883). Ces amitiés sont la marque d’une adhésion à un républicanisme modéré et conservateur, qu’Henri Poincaré fera également sien dans sa vie d’adulte38. Ajoutons qu’à une époque où les familles aisées élaborent des stratégies d’alliance par la voie matrimoniale, le jeune mathématicien unira son destin à Louise Poulain d’Andecy, arrière-petite-fille du naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, fille d’un administrateur du Crédit foncier et dont la famille est liée à celle de Jules Ferry39.

Les parents d’Henri
Poincaré vers 1853

La famille Poincaré vers
1857

Le réseau amical des Poincaré dans les années 1850-1870 semble majoritairement constitué de collègues universitaires. La famille Poincaré est ainsi très amie avec la famille Xardel : tout comme Émile-Léon Poincaré, Romain Xardel (1825-1872) est médecin libéral et enseigne à l’École préparatoire de médecine de la ville. L’un de ses fils, Paul (1854-1933), sera un ami très proche d’Henri Poincaré au lycée de Nancy et fera carrière dans l’armée après des études à Saint-Cyr. Il terminera sa carrière avec le grade de général.

L’entourage amical compte deux professeurs de la Faculté des sciences de Nancy : Camille Forthomme (1821-1884) et Nicolas Renard (1823-1880)42. Formé à l’École normale supérieure, Forthomme a été professeur de physique au lycée de Nancy durant de nombreuses années – il y a eu Poincaré comme élève – avant d’obtenir la chaire de chimie de la faculté en 1869. Figure bien connue des milieux intellectuels nancéiens, il sera membre du conseil municipal et parrainera la candidature d’Émile-Léon Poincaré à l’Académie de Stanislas en 1862. Également normalien, Nicolas Renard occupera quant à lui les chaires de mathématiques pures et appliquées puis de mathématiques appliquées à la Faculté des sciences de Nancy ; il se distinguera par des travaux en physique mathématique. Une amitié profonde lie les trois familles qui se reçoivent régulièrement et dont les enfants partagent les jeux et les loisirs. Aline Boutroux est ainsi une amie proche de la fille de Renard, Marie43. Son nom revient à plusieurs reprises sous la plume de Poincaré.

On compte également parmi les proches des Poincaré, la famille de l’historien Alfred Rambaud (1842-1905). C’est un spécialiste de la Russie, fondateur du journal anticlérical Le progrès de l’est et futur ministre de l’Instruction publique. On mentionnera enfin la famille de Jules Rinck, un riche commerçant de draps nancéien dont le fils Élie sera un ami très proche d’Henri Poincaré. Tous deux se côtoieront au lycée et à l’École polytechnique.

Poincaré grandit dans un milieu où le respect des conventions sociales est très important. La pratique des cours publics est encore bien installée à l’université et assister aux séances de rentrée ou aux cours des professeurs nouvellement installés dans leurs chaires – notamment ceux de la faculté des lettres – constitue un loisir mondain très prisé. Chez les Poincaré, on tient salon et on reçoit les familles amies pour organiser des représentations théâtrales. On met surtout en scène des pièces légères adaptées aux jeunes oreilles, tels que des vaudevilles d’Eugène Labiche. Les loisirs les plus courants sont les jeux littéraires (charades, bouts rimés, rébus, poésies), le whist, la danse, le piano, l’art lyrique. Le père de Poincaré est en outre un passionné de voyages et les vacances d’été sont consacrées à de longues pérégrinations dans les Vosges, en Allemagne, en Angleterre ou à Paris. À partir de 1866, la famille Poincaré prend l’habitude de faire un grand voyage pendant les vacances d’été : Francfort et Aix-la-Chapelle (1866), l’Exposition universelle de Paris (1867), la Suisse (1868), Londres (1869), le Lac Majeur (1871), Genève et Chamonix (1872) constituent quelques-unes de leurs destinations44.

Dès son plus jeune âge, Henri Poincaré semble avoir des lectures très diverses. Élève très doué, il possède une abondante bibliothèque constituée d’ouvrages récompensant ses succès scolaires. Paul Xardel raconte ainsi que durant leurs années d’enfance Poincaré lui avait fait découvrir les romans de Marcel Aymard, Jules Verne, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, Victor Hugo ou les œuvres d’Alphonse de Lamartine. Il indique aussi que le futur mathématicien s’intéressait à la poésie et à l’histoire, qu’il lisait de la philosophie, malheureusement sans mentionner ses auteurs de prédilection dans ce domaine45. On sait également que Poincaré s’intéressait beaucoup à la géographie46, qu’il lisait régulièrement des ouvrages de vulgarisation scientifique47 et que dès la classe de quatrième – à treize ans – il commençait à lire des ouvrages destinés aux élèves des classes de mathématiques spéciales. Il lui arrivait aussi de relire, avec sa sœur et sa mère, les épreuves des ouvrages de son père.

Toutes ces informations constituent sans nul doute des indicateurs précis du milieu social et culturel dans lequel baigne Poincaré durant ses années de formation. Elles n’ont en soi rien d’étonnant au regard de la sociologie des élites provinciales de la seconde moitié du 19e siècle. Elles nous éclairent cependant sur sa philosophie spontanée, héritée de sa famille et de son rang social : le jeune Poincaré semble afficher une grande ouverture sur les sciences et manifester une foi certaines dans le progrès scientifique et technique ; il fait preuve d’une religiosité moyenne qui se teinte progressivement d’agnosticisme ou de scepticisme. Il adhère aux valeurs libérales et à un républicanisme modéré. Les circonstances tragiques de la guerre de 1870 – il alors seize ans – constituent pour lui un choc profond. Il est sans nul doute patriote48 et semble adhérer à l’idéal d’une reconstruction du pays par la science. D’où peut-être le fait qu’il soutienne en 1873, comme une bonne partie de la bourgeoisie, la politique d’Adolphe Thiers, qui s’est pourtant traduite par la répression sanglante de la Commune de Paris.


 

  1. Jacques-Nicolas Jules Poincaré était marié à Catherine Rollin (1796-1880). De leur union étaient nés Clémence (1823-1902), Nicolas-Antonin Hélène Poincaré (1825-1911) et Émile-Léon-Poincaré. Clémence épousa Théodore Magnien (1817-1892). Les oncles et tantes de Poincaré sont évoqués dans la correspondance de jeunesse. Pour une étude généalogique de la famille Poincaré, voir [É. Hinzelin 1913], [C. Croix 1935], [P. Richelet 1953] et [F. Poincaré 1994].

  2. Il publie notamment sur le diabète [É.-L. Poincaré 1863], sur le magnétisme animal [É.-L. Poincaré 1865], sur la thyroide ([É.-L. Poincaré 1870] et [É.-L. Poincaré 1877]). Cependant, ses deux ouvrages majeurs sont ses Leçons sur la physiologie normale et pathologique du système nerveux [É.-L. Poincaré 1873-1874] et son Traité d’hygiène industrielle, à l’usage des médecins et des membres des conseils d’hygiène [É.-L. Poincaré 1886]. Ce dernier ouvrage fait sans doute de lui un acteur très précoce de la médecine du travail.

     

  3. Émile-Léon décède à Nancy le 15 septembre 1892 des suites d’une mauvaise chute faite lors d’une excursion sur l’Etna en Sicile. Sur sa vie et son œuvre, on consultera [R. Drouelle 1986], [J.-S. Joly 2000], [E. Salf 2000], [J. S. Joly & J. P. Grillat 2001] ainsi que [G. Grignon 2003]. Parmi les sources primaires concernant la vie et l’œuvre d’Émile-Léon Poincaré, on citera les dossiers conservés aux archives nationales : son dossier de carrière (F/17/21517) et son dossier de Légion d’honneur (LH/2185/71).

     

  4. Le couple se marie à Nancy le 31 mai 1853.

     

  5. On possède assez peu d’informations sur les grands-parents d’Eugénie Poincaré : Pierre-François Launois était manifestement un notable meusien qui s’était retiré sur ses terres. Son épouse Marie Geneviève était née Marchal. De leur union étaient nés trois enfants : Justin Launois (1802-1878), Gaspard-Auguste Launois (1804-1886) et Louis-Eugène Launois (1807-1874), le grand-père maternel de Poincaré [A. Boutroux 2012, chap. III].

     

  6. Cette maison avait en réalité l’allure d’un château. Construite en 1641 pour l’intendant de l’archevêque de Trèves, elle avait été acquise au moment de la Révolution française par Nicolas Marchal, arrière grand-père maternel de Poincaré. Elle devait être vendue en 1882 par Edmond Launois. Elle fut gravement endommagée durant la Première Guerre mondiale et il n’en subiste plus que quelques éléments architecturaux. Voir Sur les rives de l’Othain, bulletin n° 82, décembre 1912.

     

  7. Dessin du commandant Leroux, 1912. Publié dans : Sur les rives de l’Othain, bulletin n° 82, décembre 1912.

     

  8. Le nom d’Antonin Poincaré revient à de très nombreuses reprises dans les lettres de ce volume. Polytechnicien et républicain, il constituait sans doute un modèle social et professionnel pour la famille. Les chroniques familiales laissent d’ailleurs entendre qu’il était le membre de la famille qui avait le mieux réussi, en comparaison avec son frère Émile-Léon. Pour plus de détails sur sa carrière, voir, aux archives nationales, les dossiers F/14/3039 et F/14/2301/2.

     

  9. [A. Boutroux 2012].

     

  10. On ne recense dans la correspondance de Poincaré que deux lettres de Lucien et trois lettres de Raymond. Seules les lettres de Lucien ont pour l’instant été publiées dans le volume de la correspondance physique [S. Walter, É. Bolmont & A. Coret 2007].

     

  11. On notera que Gaspard-Auguste Launois avait été député au sein de l’Assemblée constituante de 1848 et qu’Antonin Poincaré avait refusé de prêter serment à l’Empereur en 1852. Cependant, la famille Launois avait manifestement de plus grandes sympathies pour l’Empire que pour la République.

     

  12. Sur l’épouse et la belle-famille d’Henri Poincaré, voir [L. Rollet 2012b].

     

  13. Source : [Collectif 1955].

     

  14. Source : collection privée, famille Poincaré.

     

  15. Sur ces deux universitaires nancéiens, on se reportera à l’ouvrage Les enseignants de la Faculté des sciences de Nancy et de ses instituts. Dictionnaire biographique (1854-1918) [L. Rollet, F. Birck, É. Bolmont, et al. 2016].

     

  16. [A. Boutroux 2012].

     

  17. [G. Heinzmann 1995].

     

  18. [P. Xardel 2012].

     

  19. Il est ainsi un lecteur régulier de la revue Le Tour du monde.

     

  20. Il a lu ainsi La Terre avant le déluge du grand vulgarisateur de cette époque, Louis Figuier [L. Figuier 1862].

     

  21. Sa sœur racontera dans le détail leurs jeux d’enfants dans lesquels le culte de Jeanne d’Arc – très présent à cette époque en Lorraine – occupera une place essentielle. L’année de sa communion (1865), Poincaré rédige ainsi une pièce en 5 actes sur Jeanne d’Arc . Elle sera par la suite transformée en opéra [A. Boutroux 2012, chap. XI].