Partie 5 - Le système polytechnicien

Article publié dans
la presse en août
1872

Palmarès du concours général
du 1872

Palmarès du concours général
du 1873

Ce volume de correspondance permet de suivre le parcours de Poincaré durant ses années d’études, d’abord à l’École polytechnique (1873-1875) puis à l’École des mines (1875-1878). Cette trajectoire s’apparente à une sorte de voie royale dans la seconde moitié du 19e siècle : l’usage veut en effet que les trois premiers élèves du classement de sortie se dirigent vers la formation les préparant à l’entrée dans le prestigieux corps des mines, dans lequel il n’y a la plupart du temps que trois places par an.

Le système de formation des ingénieurs en France s’est structuré, à partir du début du 19e siècle, autour de l’École polytechnique. Bien que l’école évolue fortement dans son organisation et ses modes de recrutement, le cursus polytechnicien s’organise de manière quasiment immuable depuis des décennies : après un concours très élitiste, les élèves se forment durant deux années pour préparer leur entrée dans des écoles d’application, civiles et militaires. L’entrée dans ces écoles est déterminée par le rang de sortie. À l’issue de plusieurs années d’études dans ces écoles d’application, les élèves intègrent les grands corps civils (mines, pont et chaussées) ou militaires (artillerie, génie, etc.) de l’État.

Je ne dresserai pas ici une histoire du système polytechnicien, celle-ci étant déjà largement écrite et hors de propos dans le cadre de cet ouvrage66. Plus modestement je proposerai de donner ici quelques cadres généraux permettant de comprendre le parcours d’Henri Poincaré dans les années 1870. Pour ce faire, il convient de revenir au projet fondateur de l’École polytechnique et à ses « dérives ». L’école avait été fondée avec l’objectif de prodiguer aux élèves une formation pratique basée sur les sciences exactes. Au final, cette formation a très vite privilégié les mathématiques abstraites et accordé moins d’importance aux questions concrètes. Par ailleurs, le projet initial était de recruter des élèves talentueux dans toutes les couches de la société et d’irriguer ensuite les services publics et l’industrie privée.

Au final, l’École polytechnique s’est très vite transformée en pépinière de l’élite technocratique, une élite certes filtrée par le mérite, mais presque entièrement issue des milieux aisés67. Ainsi entre 1815 et 1879, le pourcentage d’élèves dont les parents affichent la profession de rentiers-propriétaires tourne autour de 30 % alors que les élèves issus de classes populaires représentent moins de 1 % (0,6 % sur la période 1848-1879)68. Les obstacles socio-culturels à l’entrée dans l’école sont très nombreux – poids de la culture classique, exigence du baccalauréat à partir de 1855, etc. – et les frais de scolarité sont extrêmement importants : à l’époque de Poincaré, le prix de la pension est de 1 000 francs par an, frais auxquels s’ajoutent le coût du trousseau – linge, lingerie, vêtements, uniformes – et des dépenses annexes non négligeables.

Sujet de mathématiques à l’examen d’admission de l’École
polytechnique en 1873

Henri Poincaré en uniforme de polytechnicien

Henri Poincaré (premier rang à droite) et ses compagnons de la salle 11 en 1873-1874

Les notes d’Henri
Poincaré au concours
d’admission à l’École
polytechnique en 1873

Les notes d’Henri
Poincaré en fin de
première année à
l’École polytechnique
(1875)

Les notes d’Henri
Poincaré en fin de
première année à
l’École polytechnique
(1876)

Ce constat sur l’évolution du système polytechnicien appelle plusieurs remarques. D’une part, durant une grande partie du 19e siècle, il n’existe quasiment pas d’autre voie que celle-ci pour devenir ingénieur. Les centres de formation, particulièrement ceux destinés aux corps civils les plus prestigieux, sont concentrés à Paris et il n’existe quasiment pas de formations d’ingénieurs en province75. D’autre part, les ingénieurs formés au sein de cet écosystème se dirigent peu vers le monde industriel mais deviennent dans leur immense majorité des haut-fonctionnaires, civils et militaires. Très peu d’ingénieurs issus de polytechnique démissionnent des corps de l’État pour aller vers l’industrie privée : on compte ainsi 17 % de démissionnaires en 1815-1829, 13,6 % en 1830-1847 et 9,1 % en 1848-1879. Le modèle de formation polytechnicien n’est donc pas un modèle industriel et c’est d’ailleurs en se présentant comme un contre-modèle que l’École centrale des arts et manufactures assoira progressivement son emprise dans le monde industriel à partir de la seconde moitié du 19e siècle76.

Le monde polytechnicien est un monde social77 fermé à plus d’un titre : le phénomène de reproduction sociale est y très marqué ; l’esprit de corps s’apparente à un sentiment d’appartenance à une famille et induit des stratégies de cooptation professionnelle au sein de cette communauté ; les carrières sont donc surdéterminées par le réseau des anciens, tout comme les relations sociales. En d’autres termes, on ne sort jamais vraiment de la famille polytechnicienne. L’exemple de Poincaré, revenant en 1904 enseigner l’astronomie à l’École polytechnique est à ce titre assez éclairant et ne constitue pas, loin s’en faut, un cas isolé. De même, l’appartenance aux corps de l’État constitue un capital social, symbolique et financier. Durant sa carrière, Poincaré fera d’ailleurs tout pour cumuler, contre l’avis de l’administration, son statut de professeur d’université avec celui d’ingénieur puis d’inspecteur du corps des mines.

Si l’on revient maintenant au commencement des études de Poincaré, c’est-à-dire à ses deux années passées à l’École polytechnique, on ne peut que constater les nombreux marqueurs de ce système clos : l’organisation militaire de l’école, les traditions et les coutumes, le langage privé des élèves, les savoirs qu’on leur dispense en sont autant d’exemples. Le vécu polytechnicien commence d’abord par un encasernement. Depuis sa militarisation en 1804, l’école est dirigée par un général issu du génie ou de l’artillerie et placée sous la tutelle du ministère de la Guerre. Ce commandant est d’ailleurs lui-même, sauf exceptions très rares, un ancien élève de l’école. Entrer à l’École polytechnique c’est donc entrer dans un système régi par les codes et les usages militaires : le système des grades et des privilèges afférents, les permissions de sortie, les punitions (pouvant aller jusqu’à la prison), les exercices militaires, la vie de chambrée, les corvées, la solidarité des élèves contre l’administration, les stratégies individuelles ou collectives de contournement des ordres.

Un autre symbole de cette fermeture sociale – produit d’une longue histoire – est celui des traditions et du langage. De même qu’il existe, en parallèle au règlement de l’école, un code polytechnicien (le code X) régissant les us et les coutumes au sein d’une promotion, il existe un vocabulaire polytechnicien dont la maîtrise constitue sans nul doute un rite d’appartenance à la communauté. Difficile à appréhender, l’argot de l’X est le résultat d’une synthèse entre l’argot commun, l’argot militaire, l’argot des classes-préparatoires, le tout mélangé à des références cryptées sur les anciens élèves, professeurs ou cadres militaires de l’école. Ce langage privé, qui n’est maîtrisé que par les élèves et les anciens, constitue un marqueur social, un symbole d’appartenance à une élite et à une culture commune. Dès son entrée à l’École polytechnique, Poincaré utilise massivement cet argot, au point que ses parents ont parfois du mal à comprendre ses lettres. Afin de rendre les lettres intelligibles j’ai donc ajouté à cette édition un lexique inspiré largement de l’ouvrage de Georges Pinet et d’Albert Lévy, L’argot de l’X, illustré par les X78.

Un dernier symbole de ce système social fonctionnant en vase clos peut-être trouvé dans le contenu même des enseignements. La formation polytechnicienne est essentiellement fondée sur les mathématiques abstraites : l’analyse et la mécanique rationnelle se sont progressivement constituées comme les pivots de la formation et leur enseignement est assuré par les plus grands savants. À l’époque de Poincaré, les cours d’analyse sont dispensés par Joseph Bertrand et Charles Hermite, tous deux anciens élèves de l’École polytechnique. Et d’ailleurs l’école constitue le lieu central de formation des élites savantes françaises ; ainsi sur la période 1800-1840, les polytechniciens représentent près de 40 % des savants de haut-rang formés en France79. Au cours du 19e siècle, de nombreuses voix s’élèvent contre le niveau très (trop) élevé des enseignements mathématiques pour un grand nombre d’élèves et leur très (trop) grand nombre durant les deux années de scolarité (80 leçons d’analyse en 1875)80. Les écoles d’application, notamment les écoles militaires, se plaignent de manière récurrente de l’incapacité des jeunes polytechniciens à appliquer les mathématiques mais la situation persiste et n’est toujours pas réglée au moment où Poincaré entre à l’école. L’École polytechnique est encore une vitrine des sciences mathématiques françaises et la place des sciences plus appliquées (physique, chimie), sans être absente, est beaucoup plus réduite et moins glorieuse81. Loin d’être un problème pour Poincaré, cette situation lui profite largement dans la mesure où il est presque aussi doué en sciences physiques qu’en analyse ou en mécanique. Seul le dessin lui résiste avec acharnement, et ce sera une des causes de sa relégation au second rang à sa sortie de l’école. Cependant, la réalité de tout élève est le bachotage et un apprentissage somme toute très mécanique des cours. Ceux-ci prennent d’ailleurs presque exclusivement la forme de cours magistraux. Au-delà de ce panorama très général, caractérisons pour terminer la situation de l’école dans les années 1870 et suivantes. Après la Guerre de 1870, l’École polytechnique entre dans une période de crise et d’enlisement82. La domination scientifique de l’école tend à s’éroder au profit d’autres lieux de formation : l’École normale supérieure ou encore l’École de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris deviennent peu à peu, avec leurs laboratoires de recherche, des concurrents très sérieux. Entre 1840 et 1900, les polytechniciens ne représentent plus que 15 % des savants français de haut-rang83. D’autres institutions dédiées à la formation des ingénieurs commencent progressivement à émerger, notamment en province84. Si elles ne remettent pas fondamentalement en cause le statut social des polytechniciens, ces formations font largement bouger les lignes en ce qui concerne la définition de l’ingénieur. À côté de l’ingénieur des corps de l’État s’installent progressivement l’ingénieur civil et l’ingénieur industriel.

Conséquence de la Guerre de 1870, l’École polytechnique augmente de manière très forte l’effectif de ses promotions. Alors que la promotion 1869 comptait 132 élèves, celles de 1872, 1873 et 1874 comptent respectivement 280, 249 et 264 élèves. Cette augmentation très importante trouve sans doute ses sources dans le désir de revanche, dans une volonté de remilitarisation de la société et dans le constat d’un déficit structurel du nombre d’ingénieurs en France. Cependant, elle n’est pas sans conséquences du point de vue des perspectives de carrière des polytechniciens. Le classement de sortie, déjà si important dans les décennies d’avant-guerre, devient l’élément déterminant d’une carrière ; le seul destin professionnel pour les élèves de la seconde moitié de la promotion est celui des corps militaires. Ainsi, durant la période 1872-1914, sur les 7 716 places offertes dans les services publics à la sortie de l’école, 6 674, soit 86,5 %, correspondent à des places d’officiers ou d’ingénieurs militaires88. Symbole de la remilitarisation de l’école, la loi du 15 avril 1873 institue que les étudiants sont considérés comme présents sous les drapeaux durant leur scolarité. De plus, afin d’accélérer l’arrivée des élèves dans les écoles d’application militaires, on ampute d’un an la scolarité de certains d’entre eux (ces étudiants sont appelés petits chapeaux dans le jargon de l’école).

L’expérience polytechnicienne est, par bien des côtés, une expérience totale : l’encasernement, la discipline militaire, l’enfermement dans une communauté sociale relativement homogène, les rites de passage et de transmission, etc. constituent autant de réalités du vécu des élèves. C’est un vécu cimenté par la camaraderie des élèves mais aussi marqué par le stress de l’examen, la peur de l’échec, le spectre de la relégation dans le classement, le spleen, la révolte contre le bachotage, le souci de bien se faire voir de l’administration et des professeurs pour assurer sa carrière professionnelle. Toutes les facettes de cette vie se retrouvent sous la plume de Poincaré dans ses lettres de jeunesse. Et alors que bien des écrits sur Poincaré insistent sur le caractère exceptionnel de sa vie et de son œuvre et sur son génie précoce – certes indéniables – la lecture de ces lettres permet de découvrir un élève ordinaire qui partage les doutes et les aspirations de ses camarades. Et cet élève qui se raconte à ses proches, bien loin d’être uniquement le génie solitaire, distrait et un peu autiste figé par l’imagerie du savant Cosinus89, semble être un individu hypersocial ; c’est manifestement un mondain doté d’une grande intelligence sociale90, d’un solide sens de l’humour et soucieux de pouvoir profiter des plaisirs de la vie parisienne : opéra, théâtre, courses, expositions, etc.

 


 

  1. Sur l’histoire de l’École polytechnique on pourra se référer notamment aux travaux de Terry Shinn ([T. Shinn 1978] et [T. Shinn 1980]), Robert Fox [R. Fox & G. Weisz 1980] ainsi qu’aux deux ouvrages suivants : La formation polytechnicienne (1794-1994) [B. Belhoste, A. Dahan-Dalmedico & A. Picon 1994] et La France des X [B. Belhoste, A. Dahan-Dalmedico, D. Pestre, et al. 1995]. Concernant l’École des mines et, de manière plus large, les carrières des ingénieurs des mines, j’ai surtout consulté [A. Thépot 1998]. Enfin, concernant l’histoire de l’École des ponts et chaussées, voir [A. Picon 1992]. Je ne traite pas ici des écoles d’application militaires.

  2. Je reprends ici le constat de [C. Gillispie 1994].

  3. [T. Shinn 1978].

  4. Source : Nouvelles annales de mathématiques, 12, 1873, page 432.

  5. Source : Le progrès de l’Est, début août 1872.

  6. Source : Le temps, 13 août 1872.

  7. Source : Le temps, 7 août 1873. Sa copie sera publiée en 1925 dans le numéro 36 de la Revue de mathématiques spéciales.

  8. Source : photo Franck, collection privée, famille Poincaré.

  9. Source : photo Franck, collection privée, famille Poincaré.

  10. Je laisse de côté quelques cas particuliers, comme celui de l’École des mines de Saint-Étienne qui, au 19e siècle, n’est pas une école d’ingénieurs [A.-F. Garçon 2004].

  11. [T. Shinn 1978]. Sur l’histoire de l’École centrale des arts et manufactures, voir [L. Guillet 1929] ainsi que [P. Noailles 1984].

  12. Pour une analyse détaillée, voir [K. Chatzis 2015].

  13. [G. Pinet & A. Lévy 1894].

  14. [A. Picon 1994, page 145].

  15. Pour une étude de la place de l’analyse à l’École polytechnique, voir [H. Gispert 1994].

  16. Concernant l’enseignement de la physique, voir [M. Atten 1994]. Pour la chimie, voir [C. Kounelis 1994].

  17. Sur ce constat d’enlisement, voir notamment [A. Picon 1994].

  18. [A. Picon 1994, page 145].

  19. Pour plus de détails concernant l’exemple de la Lorraine, voir [A. Grelon & F. Birck 1998], [F. Birck & A. Grelon 2006], [L. Rollet & M.-J. Choffel-Mailfert 2007], [F. Birck & L. Rollet 2015] et [L. Rollet, F. Birck, É. Bolmont, et al. 2016].

  20. Source : École polytechnique, Bibliothèque centrale, centre de ressources historiques, cote X2C 3.

  21. Source : École polytechnique, Bibliothèque centrale, centre de ressources historiques, cote X2C 4.

  22. Source : École polytechnique, Bibliothèque centrale, centre de ressources historiques, cote X2C 5.

  23. [A. Picon 1994, page 150].

  24. Poincaré semble avoir inspiré, au moins partiellement, le célèbre personnage de Pancrace Eusèbe Zéphyrin Brioché – le fameux savant Cosinus – créé dans les années 1890 par le dessinateur Christophe (pseudonyme de Georges Colomb). La légende veut que ce personnage de savant fou, obsédé par la recherche intellectuelle et inapte à toute vie sociale, fût un portrait composite inspiré en priorité des distractions bien connues de Jacques Hadamard et d’Henri Poincaré.

  25. Poincaré sait ainsi que les mondanités constituent un exercice obligé pour la construction d’une carrière et il s’y prête volontiers avec un sens certain du calcul. Voir ainsi la lettre 21.