Partie 7 - Mon cher papa, ma bonne Liline, ma chère maman

Le corpus des lettres de jeunesse est très homogène. Il documente en effet un échange quasiment continu de Poincaré avec ses parents durant près de six années. Certes, au fil des ans, de manière fort logique, les échanges se font moins nombreux, plus distendus (voir les deux graphiques ci-dessous). Cependant, le style et la tonalité des lettres restent constants.

Les lettres de la correspondance
de jeunesse classées par années

Les lettres de la correspondance
de jeunesse classées par mois

Une partie de cet échange nous est inaccessible dans la mesure où on ne dispose que des lettres envoyées par le jeune homme. Pour autant, les lettres conservées nous fournissent de précieuses informations sur la structuration des relations au sein de la famille Poincaré. En première analyse, elles peuvent se résumer en quelques traits caractérisant chacun des acteurs de ce quatuor : un père absent accaparé par ses obligations professionnelles ; une sœur idolâtrant son frère ; une mère aimante, omniprésente, organisant toute la vie du foyer ; un fils choyé, couvé et surprotégé. Les lettres ne donnent pas toutes les clés pour décoder les relations intrafamiliales mais la « pierre de rosette » qui fournit la clé d’interprétation est sans aucun doute le journal de souvenirs de jeunesse de la sœur de Poincaré, Aline Boutroux : Vingt ans de ma vie, simple vérité101.

Seules douze lettres sont adressées par Poincaré à son père Émile-Léon. Il s’agit cependant d’une estimation large. En effet, parmi ces traces épistolaires sept sont constituées de cartes postales et de télégrammes très courts sur lesquels on peut identifier le destinataire grâce aux indications administratives d’adressage : en l’occurrence il s’agit du chef de famille. Au final on ne compte que cinq lettres nommément adressées à Émile-Léon Poincaré et commençant par « Mon cher papa ». Fait particulièrement frappant : la plupart des échanges épistolaires de Poincaré en direction de la figure paternelle concernent des épisodes de maladie et se concentrent sur la période polytechnicienne, entre les mois d’avril 1874 et d’août 1875. Certes, dans ses échanges épistolaires, Poincaré fait ponctuellement référence à son père, notamment à travers l’évocation de ses soucis professionnels ou de ses visites à Paris – le mot « papa » revient ainsi une trentaine de fois sous la plume de Poincaré. Pour autant, ce n’est pas à lui que s’adressent en premier lieu ses récits épistolaires. Les souvenirs de jeunesse d’Aline Boutroux permettent de compléter ce premier constat. Les souvenirs d’un père absent semblent remonter à sa première enfance. Plus qu’un quatuor familial, la sœur de Poincaré évoque le plus souvent un trio. Ainsi écrit-elle dès les premières pages de son journal :

« Nous aimions aussi le cercle lumineux projeté par l’abat-jour vert de la lampe, et dans lequel nos têtes se réunissaient pour la soirée. Maman abandonnait l’embrasure de la fenêtre et transportait son ouvrage près de la lampe. Henri et moi, nous étions l’un contre l’autre, jouant aux mêmes jeux, regardant les mêmes images. Et nous savions bien que maman était là pour nous, et que c’était pour nous également que papa était absent et qu’au lieu de jouir avec nous de la clarté du feu et de la clarté de la lampe, il allait sous la pluie et la neige, de porte en porte, de lit de douleur en lit de douleur. Je crois que les enfants de médecin sucent avec le lait cette idée qu’on n’est pas au monde pour soi, mais pour les autres »102.

De fait, les souvenirs d’Aline Boutroux concernant son père sont émaillés de références à ses fréquentes absences : les sollicitations incessantes des malades dans son cabinet médical (en réalité une des pièces de l’appartement familial), les visites de nuit aux domiciles des malades, les visites aux patients de l’asile psychiatrique de Maréville à l’extérieur de Nancy, la préparation de ses leçons quotidiennes à l’École préparatoire de médecine de Nancy, les obligations académiques, les responsabilités au sein du conseil municipal de la ville dans les années 1870, les horaires de repas tardifs, les vacances écourtées ou passées sans lui, etc. Ces références aux absences répétées de la figure paternelle ne sont pas forcément présentées comme négatives mais elles sont le signe d’une sorte de répartition des rôles au sein de la famille : les relations filiales amicales mais un peu distantes avec Émile-Léon Poincaré, les confidences et l’intimité du sentiment avec sa mère et sa sœur.

On recense vingt quatre lettres entre Henri Poincaré et sa sœur. L’essentiel de ces lettres est constitué de lettres rédigées par Poincaré mais, en réalité, seules cinq d’entre elles sont explicitement adressées à Aline Boutroux (elles commencent souvent par « Ma bonne Liline »). Pour les autres lettres rédigées par Poincaré, seul le contexte laisse supposer qu’elles s’adressent à sa sœur plutôt qu’à sa mère. Sur les sept lettres reçues par Poincaré, cinq ont été attribuées à Aline Boutroux, sur la base de comparaisons stylistiques. Aline Boutroux (1854-1919) est la cadette de deux ans de Poincaré. Sans entrer dans le détail de son parcours personnel, on notera qu’elle passera toute sa vie dans l’ombre de trois grandes figures masculines : son frère, son mari – elle devient en octobre 1878 l’épouse d’Émile Boutroux (1845-1921), l’un des philosophes français les plus influents de la fin du 19e siècle – et son fils, l’historien des sciences et philosophe des mathématiques Pierre Boutroux (1880-1922)103. Comme pour bien des femmes issues de la bourgeoisie provinciale, son aspiration à faire des études sera contrariée par ses parents et elle n’obtiendra qu’un brevet élémentaire qui lui permettra, après son adolescence, de devenir enseignante dans une institution privée de jeunes filles à Nancy.

Ses relations avec son frère sont marquées par une très grande intimité. Dans ses mémoires, Aline Boutroux décrit Henri Poincaré comme un frère doux, aimant et attentionné : les lettres de jeunesse confirment largement ce constat. Les échanges entre Poincaré et sa sœur, émaillés de poésies loufoques, de charades, de jeux de mots et de rébus, témoignent d’une grande complicité. Dans le même temps, la relation entre Poincaré et sa sœur ne semble pas être totalement symétrique et elle se plie aux codes sociaux en vigueur à l’époque. En frère attentif, Poincaré n’hésite pas à donner des conseils à sa sœur pour l’aider à préparer ses examens du brevet. On trouve ainsi plusieurs lettres dans lesquelles il lui soumet des questions scientifiques ayant trait à la chimie, la physique ou aux mathématiques (voir par exemple la lettre 285n page 310). Pour autant, cette assistance bienveillante dans l’éducation scientifique de sa sœur ne l’empêche pas, bien au contraire, de lui rappeler, au détour d’un échange sur la graphologie, la répartition des rôles entre le masculin et le féminin :

« Énila Éracniop [Aline Poincaré] se plaint souvent de son sexe qui l’attache au rivage et l’arrache aux fortes études qu’elle rêverait d’entreprendre. Elle a tort ; avec son sexe, elle perdrait la vive sensibilité, le tact parfait des choses de la vie sociale qui distingue toutes les femmes ; et qui se trouvant unis à la Wissenschaftlichkeit qui la distingue de toutes les femmes, font l’originalité de son génie. Mais après avoir reconnu avec toute la galanterie dont je suis susceptible, les délicates qualités du sexe faible ; il m’est permis sans doute de rappeler que sur quelques points il est inférieur à la plus laide moitié du genre humain. D’abord en général il ne brille pas par la logique et quand les femmes se piquent de logique, elles poussent les conséquences de leurs raisonnements si loin, qu’on en vient à regretter le moment où elles avaient d’autres caprices que celui de la logique ».104

De son côté, Aline voue une véritable adoration à son frère, suivant ainsi sans doute sa mère. Son admiration pour lui va jusqu’à l’inciter à s’imaginer le destin romantique d’une Jacqueline Pascal :

« Pascal... Jacqueline Pascal... Je venais de lire leur histoire... Oui, je serais la Jacqueline de ce nouveau Pascal, avec cette différence que moi, je n’abandonnerais pas mon frère pour entrer au couvent, que je me donnerais à lui tout entière et pour toujours, que je travaillerais pour lui, que je m’illustrerais pour lui... M’illustrer, c’est bien ; mais comment ? J’avais renoncé à être Jeanne d’Arc autrement qu’au théâtre. Restait la littérature : pourquoi n’imiterais-je point Mme de Ségur, dont je savais tous les livres par cœur... C’est cela ! De cette façon, je gagnerais, pour mon frère, beaucoup d’argent, et il lui serait loisible, à lui, de se donner à la science qui n’est pas un métier. Mon esprit désœuvré suivait cette piste et je faisais part à Henri de mes réflexions. Lui ne répondait rien. Un jour que j’insistais, il finit par me dire très sérieusement : – Comment veux-tu que je m’engage dès maintenant ? Je ne sais pas ce que je penserai dans vingt ans d’ici105. »

Les lettres de Poincaré à sa mère sont bien plus nombreuses – on en compte deux centre quatre vingt cinq– et témoignent de la position centrale d’Eugénie Poincaré au sein du foyer. Malheureusement, on ne dispose que de quelques fragments de son écriture et la reconstitution de ses relations avec son fils ne peut se faire que de manière partielle. Cent lettres de ce corpus – échelonnées de 1873 à 1876 – débutent par « ma chère maman », ce qui permet d’identifier avec certitude Eugénie Poincaré comme destinataire. Quant aux autres lettres, elles commencent le plus souvent directement, sans aucune formule d’appellation. Par conséquent, seuls quelques indices – la tonalité, le style d’écriture, etc. – permettent de supposer qu’elles sont bien adressées par Poincaré à sa mère. On notera d’ailleurs que dans de nombreux cas, une même lettre peut s’adresser en même temps à Eugénie Poincaré et à Aline Boutroux, rendant encore plus difficile la désignation d’un destinataire.

Pour autant, ces lettres nous permettent d’approcher la nature particulière des relations de Poincaré avec sa mère. Dans sa jeunesse, Poincaré est l’objet de toutes les attentions maternelles ; on l’appelle « Mimi chéri », on collectionne ses copies d’élève, on note ses succès scolaires dans un journal familial106 ; sa sœur le décrit comme un précieux trésor. Poincaré n’est pas seulement aimé de sa famille mais choyé, couvé, (sur)protégé. Et, de fait, la figure maternelle n’est pas celle de l’autorité mais celle de la confidence et de l’intimité. Comme l’indique sa sœur dans ses souvenirs de jeunesse, sa mère est pour lui sa plus tendre confidente et elle lui épargne tous les tracas de l’existence – « Il n’achetait rien, ne rangeait rien, ne nouait même pas sa cravate », écrit-elle dans ses souvenirs107. D’où, probablement le déchirement que constitue l’entrée à l’École polytechnique.

Après la mort de son mari, Eugénie Poincaré rejoindra ses enfants à Paris. À la fin des années 1890, il ne demeure d’ailleurs plus aucun représentant direct de la famille Poincaré à Nancy.

 


 

  1. Certains mois manquent, notamment ceux correspondant aux vacances scolaires (septembre et octobre).

  2. Entre 1909 et 1913, Aline Boutroux avait en effet rédigé un long manuscrit autobiographique relatant ses années de jeunesse à Nancy jusqu’à son mariage avec Émile Boutroux en 1878. Ce journal, intitulé Vingt ans de ma vie, simple vérité, circula pendant des décennies chez les descendants de Poincaré, servant ainsi de matrice biographique pour des travaux ultérieurs tels que ceux d’Appell [P. Appell 1925] et de Bellivier [A. Bellivier 1956]. Sans ce journal, une large partie de la correspondance de jeunesse demeurerait incompréhensible. En ce qui concerne son édition critique, voir [A. Boutroux 2012] ainsi que l’introduction de l’ouvrage [L. Rollet 2012c].

  3. [A. Boutroux 2012, chapitre 1].

  4. Sur ce point voir l’introduction du journal d’Aline Boutroux [L. Rollet 2012c].

  5. Lettre de Poincaré à sa sœur Aline, 28 janvier 1877 (page 289).

  6. [A. Boutroux 2012, chapitre XII].

  7. Voir ainsi la lettre 134, page 151.

  8. [A. Boutroux 2012, chapitre XII].