Partie 1 - Une vie par correspondance

Introduction et présentation de l’ouvrage

Ma chère maman – Les lettres de jeunesse d’Henri Poincaré (1873-1878)

Première lettre
3 novembre 1873

Seconde lettre
7 septembre 1878

Deux lettres d’Henri Poincaré espacées de cinq ans… Deux dates bornant son parcours d’étudiant… Entre ces deux lettres, trois cent vingt autres jalonnant son parcours de formation, ses tâtonnements, ses hésitations, son passage dans l’âge adulte et ses premiers pas dans la construction de ses identités professionnelle et privée.

Le parcours de jeunesse d’Henri Poincaré est relativement bien connu, en particulier grâce à plusieurs biographies, anciennes et récente1. En 1871, après avoir obtenu au lycée impérial de Nancy ses baccalauréats ès lettres et ès sciences, il entre en classe de mathématiques élémentaires. L’année suivante il suit les cours de mathématiques spéciales2 et passe les concours d’entrée à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure, où il obtient respectivement la première et la cinquième place. D’abord hésitant sur son choix, et obéissant aux conseils de ses proches, il opte finalement pour l’École polytechnique où il entre au début du mois de novembre 1873 avec le rang de major. Il en sort deux ans plus tard en troisième position, rang qui lui permet d’intégrer l’École des mines de Paris. Après trois années d’études – rythmées par trois voyages d’étude dans le sud de la France (1876), en Autriche-Hongrie (1877) puis en Norvège et en Suède (1878) – il devient ingénieur des mines et prend son premier poste à Vesoul. Il y reste quelques mois, n’hésitant à prendre des risques lors d’une enquête sur un coup de grisou3. Dans le même temps, il achève la rédaction d’une thèse de doctorat, qu’il soutient le 1er août 1879 devant un jury composé des mathématiciens Ossian Bonnet, Jean-Claude Bouquet et de Gaston Darboux4. Exactement trois mois plus tard, il est nommé chargé d’un cours d’analyse mathématique à la Faculté des sciences de Caen, débutant ainsi une prestigieuse carrière universitaire jalonnée de succès internationaux.

Cette chronologie rapide des années de formation est marquée du sceau d’un il. Elle décrit de manière impersonnelle un parcours dont on a aujourd’hui le privilège de connaître la fin et que Poincaré était bien incapable d’imaginer en 1873. La correspondance de jeunesse permet justement de suivre ce parcours mois après mois, semaine après semaine – parfois même au jour le jour – et de le vivre quasiment de l’intérieur. Ici, il n’est pas question d’une vocation souveraine qui le porterait vers les mathématiques et la gloire scientifique mais d’une expérience de vie et de formation marquée par des succès mais aussi par des doutes, des crises existentielles et des échecs. Ici, l’histoire n’est pas connue mais elle s’écrit au quotidien et au présent de l’indicatif.

La correspondance de jeunesse d’Henri Poincaré n’est pas un écrit de l’intime au sens strict. Cependant, parmi toutes les sources disponibles pour éclairer la vie et l’œuvre de Poincaré, elle est sans doute celle qui permet de contextualiser de manière directe son parcours de formation et d’approcher au plus près son moi intime dans les années 1870.

On trouve certes d’autres sources épistolaires postérieures qui permettent d’éclairer l’intimité de Poincaré, de le découvrir dans des contextes privés, amicaux, non officiels et, surtout, non soumis à des intermédiaires de représentation sociale. Certes, Poincaré ne se livre généralement pas beaucoup. Cependant sa correspondance scientifique5, notamment la correspondance qu’il échange durant des années avec son ami le mathématicien Gösta Mittag-Leffler6, permet parfois de découvrir des épisodes de sociabilité chaleureuse, de proximité amicale et d’intimité. En outre, de son vivant, Poincaré lui-même s’est parfois plié de bon gré à des tentatives de dévoilement de son moi le plus intime. Ainsi, dans les années 1890, il acceptera par exemple de collaborer à l’enquête médico-psychologique sur les génies menée par le médecin, psychologue et sexologue Édouard Toulouse7. Cependant toutes ces sources sont le plus souvent éparses et discontinues d’un point de vue chronologique. Et si elles nous dévoilent à plusieurs occasions des aspects personnels et privés de sa vie – aspirations, désirs, déceptions, mais aussi épisodes de la vie domestique – leur caractère contingent et très hétérogène en rend l’interprétation difficile.

En contrepoint, la correspondance des années de jeunesse possède une homogénéité et une cohérence bien plus grandes, ouvrant ainsi des perspectives plus larges pour l’exploration du moi intime d’un des plus grands intellectuels de l’époque contemporaine.

La correspondance de jeunesse de Poincaré représente un ensemble de trois cent vingt-deux lettres. Elle commence en novembre 1873 pour s’achever en septembre 1878. Durant près de six ans, le futur mathématicien correspond de manière très régulière avec ses parents. Bien que l’attribution d’un destinataire unique soit difficile, on peut globalement recenser deux centre quatre vingt cinq échanges avec sa mère (dont deux lettres reçues), vingt quatre échanges avec sa sœur (dont cinq lettres reçues) et douze lettres avec son père8. L’ensemble de ce corpus représente plus de six cent feuillets manuscrits dont le contenu concerne tout autant le quotidien des études à l’École polytechnique ou à l’École des mines que les sorties familiales ou les récits des voyages d’études en France ou à l’étranger. Il s’agit donc d’une source inestimable, d’un grand intérêt d’un point de vue biographique.

Telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous elle s’apparente cependant à une boîte noire. En effet, d’un point de vue matériel, ce corpus présente deux caractéristiques qui le rendent très difficile d’accès. D’une part, la plupart des lettres ne sont pas datées ce qui rend difficile leur classement dans une chronologie. L’enchaînement de certaines lettres est certes relativement facile à reconstituer et leur agencement par année pose en réalité assez peu de problèmes. En revanche, leur organisation dans un fil temporel plus précis (mois, semaines, jours) constitue un tout autre défi. Dans d’autres contextes éditoriaux, ce déficit d’information aurait pu éventuellement être compensé par les lettres envoyées à Poincaré par sa mère, son père ou sa sœur. Malheureusement – et c’est le deuxième problème qui fait de ce corpus une boîte noire – pour des raisons qu’on ignore, cette correspondance a été conservée sous une forme incomplète : les lettres reçues par Poincaré ont quasiment toutes été perdues ce qui rend encore plus difficile l’organisation de la correspondance existante dans une structure cohérente.

Dans ces conditions, le maître-mot de mon travail éditorial sur ce corpus a été de constituer, d’organiser, de construire cette cohérence et cette homogénéité. Pour présenter ce corpus sous une forme exploitable il a fallu mener une très longue enquête. Les étapes n’ont certes rien de bien spécifique par rapport à d’autres entreprises éditoriales dédiées à des correspondances : transcription, des lettres, classement chronologique superficiel, interprétation et indexation superficielle des contenus, reclassement chronologique, identification des personnes citées, affinage du classement chronologique, recherches historiques sur les événements mentionnés, indexation fine des contenus, travail d’annotation des lettres, classement chronologique final et organisation du volume.

Pourtant, l’enjeu principal était de parvenir à organiser ce corpus en un récit cohérent et d’éviter autant que possible au lecteur les ruptures ou contradictions manifestes de la chronologie. Et pour rendre ces lettres intelligibles, il a également fallu reconstituer la généalogie proche et éloignée de la famille Poincaré, batailler avec des centaines de noms et de prénoms pour identifier les acteurs cités et mener de multiples recherches pour interpréter les événements – familiaux, mais également publics, culturels, politiques, etc. – qui jalonnent ces cinq années d’échange épistolaire.

En bref, il m’a fallu entrer dans la peau et dans la tête d’Henri Poincaré. Le présent volume est le résultat de ce travail. Mon objectif a été de mettre tout en œuvre pour constituer à travers ses lettres d’étudiant un outil biographique homogène, cohérent et, surtout, utile aux chercheurs, présents et futurs. Il n’est pas certain que cet ouvrage échappe à tous les pièges de l’entreprise biographique : interprétations psychologiques sommaires, téléologisme, causalisme, etc. Cependant, j’ai fait mon possible pour que le récit ainsi reconstitué ne soit pas seulement celui du parcours de vie d’un individu mais celui de l’univers social dans lequel cet individu a grandi, évolué, vécu et pensé. D’où la très grande importance accordée à la mise en contexte des lettres et aux acteurs cités. D’où également le refus d’utiliser les mots « vocation » ou « génie » dans mes commentaires9.

Cette présentation générale de l’ouvrage s’apparente à un manuel d’utilisation. Elle s’organisera autour de sept grandes parties. Dans un premier temps, je proposerai une mise en contexte général de la France des années 1870. Poincaré grandit en effet dans une époque marquée par de nombreux changements et il n’est pas épargné par les tumultes de la guerre et de ses conséquences. Dans un second temps, je m’intéresserai aux origines sociales et culturelles de la famille Poincaré, ce qui m’amènera à décrire les réseaux d’amitiés et d’affinités électives qu’elle peut entretenir durant les années couvertes par la correspondance. Dans un troisième temps, j’évoquerai rapidement – sans m’attarder sur sa prime jeunesse – ses années de formation à Nancy, au lycée qui porte aujourd’hui son nom. La quatrième partie de cette introduction sera consacrée à une analyse rapide du système polytechnicien au sein duquel se déploie une part non négligeable de l’activité épistolaire de Poincaré. Dans une cinquième partie, je caractériserai les contenus thématiques de la correspondance de jeunesse et je montrerai notamment que, de manière somme toute peu étonnante, la sociabilité et les loisirs sont au centre de ses échanges avec sa famille. La sixième partie se concentrera sur les trois destinataires des lettres de jeunesse – Émile-Léon et Eugénie Poincaré et Aline Boutroux – et montrera que l’importance plus ou moins grande des échanges est probablement un signe de la nature des relations que Poincaré entretient avec eux. Enfin, je conclurai en insistant sur l’importance biographique de ce corpus.

 

 


  1. On citera ainsi, pour les biographies anciennes : l’Éloge historique de Henri Poincaré de Gaston Darboux [G. Darboux 1913], la biographie de son ami d’enfance Paul Appell, Henri Poincaré [P. Appell 1925] et l’ouvrage d’André Bellivier Henri Poincaré ou la vocation souveraine [A. Bellivier 1956]. À ces trois sources s’ajoute le journal de souvenirs de la sœur d’Henri Poincaré, Aline, Vingt ans de ma vie – simple vérité [A. Boutroux 2012]. Ces trois textes constituent la matrice – explicite ou implicite – d’un grand nombre d’essais biographiques ultérieurs sur Poincaré. Parmi les ouvrages et articles récents à visée biographique on signalera notamment [G. Heinzmann 1995], [L. Rollet 2000], [U. Bottazini 2002], [C. Gerini & J.-M. Ginoux 2012], [J. Gray 2012] et [F. Verhulst 2012]. Pour une étude détaillée des biographies consacrées à Poincaré, voir en particulier [L. Rollet & P. Nabonnand 2012b].

  2. [M. Dumontier 1954].

  3. Sur son parcours d’ingénieur, voir [R. Dugas & M. Roy 1954] ainsi que [L. Rollet 2010a].

  4. [H. Poincaré 1879].

  5. Voir ainsi, dans la même collection, les volumes dédiés à la correspondance avec les physiciens et les ingénieurs [S. Walter, É. Bolmont & A. Coret 2007] ou les astronomes et les géodésiens [S. Walter, P. Nabonnand, M. Schiavon, et al. 2016].

  6. [P. Nabonnand 1999].

  7. [É. Toulouse 1910]. Pour plus de détails, voir [J. Carroy 2000] et [L. Rollet 2012a].

  8. Soit trois cent vingt et une lettres auxquelles s’ajoute une lettre envoyée par l’ami d’enfance de Poincaré, Élie Rinck (elle concerne le mariage de ce dernier).

  9. Je fais ici référence à plusieurs ouvrages biographiques consacrés à Poincaré dans lesquels ces termes sont utilisés sans distance critique et sans mise en contexte : Henri Poincaré ou la vocation souveraine [A. Bellivier 1956], Henri Poincaré Impatient Genius [F. Verhulst 2012]. L’usage de ces catégories pose de nombreuses questions épistémologiques et méthodologiques en histoire des sciences. Pour plus de détails voir l’ouvrage collectif co-édité avec Philippe Nabonnand, Les uns et les autres… Biographies et prosopographies en histoire des sciences [L. Rollet & P. Nabonnand 2012a]. En ce qui concerne les biographies conscarées à Poincaré, voir également [L. Rollet & P. Nabonnand 2012b].