Partie 6 - Théâtre, opéra, courses : la vie étudiante d'Henri Poincaré

Comme je l’ai montré, le moment polytechnicien surdétermine la suite du parcours de formation ainsi que la carrière professionnelle future. Pour autant, Poincaré ne passe que deux années à l’École polytechnique et trois années à l’École des mines. Les lettres envoyées durant cette seconde période sont nettement moins nombreuses (environ 120 lettres sur 322 en tout) et s’enchaînent de manière quasiment continue : pratiquement tous les mois de ces deux années sont représentés de manière significative et le fil du récit et des anecdotes n’est jamais totalement rompu d’une lettre à une autre. C’est sans nul doute le signe d’une correspondance suivie et hebdomadaire (voir journalière à certains moments). Par contraste, les lettres échangées durant la seconde période des études sont beaucoup plus discontinues. Le corpus dont on dispose contient de nombreuses ruptures temporelles – on ne trouve par exemple pas de traces d’échanges épistolaires durant plusieurs mois en 1877 – et la nature des récits est très nettement différente.

Ces deux périodes doivent en effet être analysées en fonction du régime des études. Durant ses années d’études à l’École polytechnique Poincaré est, comme les autres élèves, placé sous le régime de l’internat. L’école fonctionne à la fois comme un pensionnat de lycée et comme une caserne. Les autorisations de sortie sont comptées (elles sont généralement accordées le mercredi et le dimanche) et peuvent être annulées sans préavis suite à un problème d’indiscipline. À l’opposé, durant ses études à l’École des mines, Poincaré acquiert une grande autonomie : externe, il organise sa vie comme il l’entend et dispose d’une très grande liberté. Il loue une chambre à l’hôtel de Cluny pour environ 40 francs par mois et il a ses habitudes à la pension Laveur où un grand nombre d’étudiants du quartier latin se retrouvent pour manger, évoquer les derniers spectacles à la mode ou discuter de questions politiques. La sociabilité n’est plus uniquement celle imposée par le casernement mais elle devient volontaire et beaucoup plus liée aux affinités électives. Plus indépendant de ses parents, libéré du système contraignant des familles correspondantes, Poincaré devient maître de son temps et de ses loisirs.

Facture de la pension
Laveur en 1877

Ces deux régimes de liberté influent sans doute largement sur le contenu des lettres. Enfermement oblige, Poincaré est très disert sur sa vie quotidienne à l’École polytechnique et ses lettres constituent un témoignage de première main pour qui s’intéresse au fonctionnement de l’école dans les années suivant la Guerre de 1870. Par bien des aspects, elles font écho aux lettres de Paul Dislère (1840-1928) envoyées à sa famille durant ses années d’études sous le Second Empire (1859-1861) et récemment retrouvées92. En revanche, à partir de novembre 1875, Poincaré donne finalement assez peu de détails sur ses études ou sur le fonctionnement de l’École des mines. Ses lettres sont remplies d’énigmes, de charades, de rébus ou de jeux de mots ; elles abondent de récits de visites familiales ou de portraits de proches ; on trouve des scénettes de théâtre, des poèmes, des réflexions sur la graphologie ou sur l’intelligence des femmes mais finalement assez peu de détails sur sa vie étudiante proprement dite, à l’exception notable des récits de ses voyages d’étude dans le massif central (1876) et dans les pays scandinaves (1878).

Pour approcher de manière générale le contenu de ces lettres, il est possible d’en proposer un classement thématique à partir d’une exploitation de l’Index rerum proposé à la fin de cet ouvrage (voir la page 433). À chaque lettre ont en effet ont été associés plusieurs mots-clés et sous-mots-clés correspondant aux sujets qui y sont abordés. L’indexation s’est d’abord faite à partir de six mots-clés principaux : les mots-clés « École polytechnique » et « École des mines » caractérisent les lettres dont les contenus concernent au moins partiellement l’une ou l’autre de ces écoles (et qui correspondent donc aux deux périodes d’études de Poincaré) ; un troisième mot-clé « Études à la Faculté des sciences de Paris » a été attribué aux échanges concernant l’inscription de Poincaré en licence de mathématiques à la Sorbonne en 1876 puis son travail de doctorat de mathématiques ; un quatrième mot-clé intitulé « Événements familiaux » est utilisé pour désigner les lettres faisant état d’anecdotes au sein de la famille ou des amis proches (principalement, les mariages et les décès). Un cinquième mot-clé renvoie aux discussions concernant l’actualité politique nationale et internationale présentes dans certaines lettres ; enfin, un sixième mot-clé, intitulé « Sociabilité et loisirs », a été utilisé pour identifier les lettres dans lesquelles Poincaré fait état de visites chez des proches (famille ou amis), de sorties au théâtre, de ses loisirs (jeux de cartes, courses hippiques). Il caractérise également les échanges épistolaires contenant des jeux littéraires (poèmes, devinettes, charades, rébus, etc.).

Une simple évaluation quantitative des occurences de ces différents mots-clés donne déjà à voir une caractéristique majeure de ce corpus : les lettres portent autant sur le parcours d’études de Poincaré que sur ses très nombreuses relations sociales et ses loisirs. Au total, le nombre de lettres consacrées aux études dépasse de peu celles associés à la sociabilité et aux loisirs (voir le graphique ci-dessous). Une telle classification comporte évidemment une part certaine de subjectivité et, comme on peut s’en douter, une même lettre peut entrer dans plusieurs catégories en même temps. Pour autant, ce résultat oblige à s’interroger plus en détails sur le contenu de ces lettres.

Répartition des mots-clés
généraux dans la
correspondance avec leur
nombre d’occurences

En ce qui concerne les lettres portant sur les études, il est possible de les organiser en fonction de deux sous-catégories relativement homogènes : « affaires diverses » et « colles et examens ». La première entrée renvoie de manière nécessairement vague à un vaste ensemble de récits qui peuvent apparaître sous la plume de Poincaré durant ses études : une prolongation de sortie, la visite du ministre de la Guerre à l’École polytechnique, la distribution de places pour assister au bal de l’Élysée, une invitation à assister à une soirée donnée par le directeur de l’École des mines, etc. Plus significative du point de vue de l’économie générale du corpus, la sous-catégorie « colles et examens » concerne l’ensemble des procédures d’évaluation qui ponctuent les études de Poincaré. Les lettres concernant ce sujet sont très nombreuses en 1873-1875 et quasiment inexistantes dans les années suivantes. Bien que les dispositifs pédagogiques de l’École des mines et de l’École polytechnique soient fort peu comparables, il n’en demeure pas moins qu’à partir de la rentrée 1875 Poincaré est beaucoup moins travaillé par ses résultats que durant toute la période antérieure.

Pendant ses études à l’École polytechnique, la moindre variation d’un point en analyse – matière affectée d’énormes coefficients – est susceptible de lui faire perdre son rang dans le classement et constitue un véritable drame. Et l’on devine dès mars 1874 sa volonté de demeurer en tête, dans la botte*, afin de parvenir à intégrer l’École des mines (voir la lettre 125) et, surtout, pour éviter d’entrer dans une carrière militaire. Par comparaison, une fois entré aux mines, ces questions de classement deviennent manifestement secondaires et ne semblent pas occuper toutes ses préoccupations. Les lettres rédigées durant cette deuxième période donnent très peu de détails sur le fonctionnement de l’institution et l’organisation des cours, la plupart des récits de Poincaré (près d’une soixantaine de lettres) se concentrant sur ses expériences esthétiques et touristiques.

Polytechnique

(1873-1875)

Nbre

Mines

(1875-1878)

Nbre

Sorbonne

(1876-1878)

Nbre
Affaires diverses 79 Affaires diverses 21 Licence 6
Colles et examens 92 Colles et examens 7 Doctorat 3
Examens intermédiaires et finaux 22 Course géologique Normandie 17    
Chahuts étudiants 11 Voyage dans le Massif Central 10    
Classement des élèves 10 Voyage d’études en Autriche 2    
Postards 6 Voyage en Scandinavie 31    
    Perspectives de carrière 1    
Total 220 Total 89 Total 9

Les études dans la correspondance avec le nombre de lettres concernées

Ce constat pose, en arrière-plan, la question du contenu scientifique de ces lettres. Connaissant la précocité mathématique de Poincaré, on pourrait s’attendre à trouver des indices de son goût pour les mathématiques et d’une aspiration vers la recherche scientifique. Cependant, dans les faits, Poincaré évoque très peu des sujets scientifiques à ses parents et à sa sœur. Et lorsqu’il le fait c’est à travers le filtre d’un examen ou d’une colle dans un domaine ou un autre. Jamais il n’est question du contenu des cours d’analyse de Charles Hermite ou de ceux de mécanique d’Aimé Henry Résal. Pourrait-il d’ailleurs aborder ces questions très ésotériques avec ses proches ? En revanche, il fait bien état de ses relations sociales avec le corps enseignant, tant à l’École polytechnique qu’à l’École des mines, certains professeurs ayant l’habitude d’inviter les élèves chez eux lors de soirées. Et d’ailleurs, Poincaré est doté d’un solide sens mondain et il est parfaitement conscient qu’il lui sera très utile pour sa carrière d’accepter de telles invitations (voir la lettre 21).

En revanche, durant les années d’études à l’École polytechnique, il est un terme qui revient en permanence dans ses lettres, et de manière fort surprenante : la chiade*, c’est-à-dire le travail. Plusieurs récits consacrés à la jeunesse de Poincaré ont insisté sur les facilités indubitables dont il était doté dans la plupart des matières, sur le fait qu’il ne travaillait jamais ou qu’il ne donnait jamais l’impression de travailler94.

Pourtant, contre toute attente, la lecture de cette correspondance atteste que Poincaré, tout comme ses camarades de promotion, travaille beaucoup et qu’il est soumis au traditionnel bachotage qui constitue le lot commun des élèves95. Contrairement à la légende, tout ne lui est pas si facile et on trouve de nombreuses lettres qui en font état. Une fois de plus, en comparaison, les lettres postérieures à la période polytechnicienne sont beaucoup moins disertes sur ces questions. Cependant, rien ne laisse supposer qu’il en ait été autrement. En effet, comme l’a bien montré Scott Walter, les cahiers de cours de Poincaré constituent la preuve indirecte qu’il n’avait pas sans-cesse les bras croisés en cours tout en observant ses professeurs d’un air sceptique96. Les dix-sept cahiers d’étudiants qui sont parvenus jusqu’à nous et qui couvrent la période 1870-1878 font près de 4 500 pages et leur tenue impeccable prouve que Poincaré est un étudiant attentif, minutieux et méthodique. On constate d’ailleurs, à la fin de ses années d’études, dans les années 1877-1878, que ses cahiers sont toujours aussi irréprochables, malgré son appétence moindre pour les cours de sciences appliquées.

La correspondance de jeunesse permet de suivre le parcours d’études de Poincaré et, notamment, de voir émerger son projet de carrière mathématique à travers son inscription en licence à la Sorbonne en 1876 puis son orientation vers une thèse de doctorat avec Charles Hermite. On devine d’ailleurs, entre les lignes, que sa préparation et sa rédaction demandent beaucoup d’efforts à Poincaré et que ses obligations aux mines – en particulier la rédaction du journal de voyage en Norvège et en Suède – lui font prendre un retard considérable (voir la lettre 293 page 326).

Cependant, les années d’études ne sont pas que des années de travail. Ce sont également des années d’émancipation, d’ouverture sur le monde, de voyages et de découvertes, de sociabilité, de loisirs. Durant toutes ses études, Poincaré est un familier du « Boulevard du crime » : il fréquente assidûment l’Opéra comique, la Comédie française, le Théâtre de la Gaîté, le Théâtre de l’Odéon et il se fait un point d’honneur à voir les spectacles à la mode. Il est très au fait des potins mondains sur les acteurs et les actrices et il n’hésite d’ailleurs pas à coter* (noter) ces dernières en fonction de leurs prestations, de leur voix ou de leurs charmes. Il apprécie beaucoup le vaudeville, l’opéra bouffe, l’opéra comique et les pièces un peu légères, même s’il ne dédaigne pas les classiques du répertoire lyrique. Certaines pièces citées dans la correspondance – j’en ai ainsi identifié près d’une cinquantaine (voir l’index page 435) – lui sont d’ailleurs bien connues puisque durant sa jeunesse nancéienne il était d’usage d’organiser dans les salons familiaux des représentations de pièces à la mode, voire de créations originales (Poincaré avait ainsi rédigé une pièce sur Jeanne d’Arc).

Outre les loisirs, les visites familiales et amicales occupent une très large part de cette correspondance. Près de 300 lettres contiennent – avec des niveaux de détail très variables – des récits de visites faites par Poincaré dans des familles proches. Deux de ces familles – les familles Rinck, Olleris – sont particulièrement présentes. Les Rinck sont une famille amie originaire de Nancy ; leur fils Élie est un ami d’enfance de Poincaré et le précède d’un an à l’École polytechnique. Il s’oriente ensuite vers une carrière d’officier dans l’artillerie. Ses parents quittent Nancy pour le suivre durant son parcours d’études à Paris. Ils jouent également le rôle de famille correspondante pour Poincaré durant ses années à l’École polytechnique. Les Olleris sont quant à eux des parents éloignés de la famille Poincaré. Ils résident à Paris et leur fils Gonzalve, également un ami très proche de Poincaré, entre à l’École polytechnique en 1874. Les fréquentes visites de Poincaré au sein de ces deux familles tissent, par le biais des familles liées, un réseau de sociabilité extrêmement vaste auquel s’ajoutent d’autres réseaux relationnels : ceux des parents de Poincaré, ceux de son oncle Antonin Poincaré, ceux de ses camarades de promotion ou encore ceux des professeurs de l’École polytechnique. Au final, les lettres de jeunesse permettent de documenter des interactions avec des centaines de personnes – l’index des noms propres du volume comprend plus de 1 000 noms – qui évoluent toutes dans l’univers social homogène de la moyenne et de la haute bourgeoisie parisienne : professeurs de l’École polytechnique, sénateurs, députés, ingénieurs des mines et des ponts et chaussées, professeurs d’université, membres de l’Académie de médecine, hommes de lettres, officiers, hommes d’église, banquiers, etc. Parmi toutes ces personnes beaucoup sont connues des historiens. Cependant, un grand nombre d’acteurs ont laissé peu de traces dans l’histoire et seul le contexte de leur apparition dans les lettres permet de reconstituer leur importance dans le réseau relationnel de Poincaré et de formuler des hypothèses sur leur rang social.

Que fait-on au sein de ces familles amies ? On joue à des jeux littéraires, on discute des derniers spectacles à la mode, on compare des collections de timbres, on joue au whist, à l’écarté ou aux échecs, on parie de l’argent dans les courses hippiques à Longchamp. On discute également des événements politiques. Poincaré est d’ailleurs très attentif aux questions de politique intérieure et extérieure. Les années 1873-1875 sont celles de l’installation laborieuse de la Troisième République et les conflits entre monarchistes et républicains traversent les barrières de l’École polytechnique, produisant des clivages au sein même des promotions d’après-guerre. Dans les lettres de Poincaré on trouve donc de fréquentes références explicites à l’actualité politique (élections, condamnation, commutation puis évasion du général Bazaine) mais on devine surtout entre les lignes que les réseaux de camaraderie au sein de sa promotion sont travaillés par des forces politiques : ainsi les élèves ayant préparé le concours dans des écoles confessionnelles n’appartiennent pas au même cercle que ceux issus des classes préparatoires installées dans les lycées publics ; et contre toute attente, Poincaré, en tant que major de promotion, n’est pas le dernier pour prendre fait et cause pour le camp républicain. Son engagement se situe dans une veine plutôt modérée, proche de celle d’Adolphe Thiers, le premier président de la Troisième République. Arrivant dans un lieu où le souvenir de la Commune est encore très vivace – l’École polytechnique avait été occupée par les Fédérés et elle avait été également le siège d’exécutions sommaires durant la Semaine Sanglante – ce positionnement politique est loin d’être anodin et correspond sans doute à un ancrage politique profond de Poincaré97.

Pour résumer, les lettres de jeunesse traitent peu de questions scientifiques. Ce n’est probablement pas si surprenant. Que peut bien écrire à sa famille un élève de l’École polytechnique concernant les contenus des cours ? Ceux-ci sont d’un niveau bien trop élevé pour être détaillés et ils n’ont que peu d’intérêt pour les proches qui s’intéressent d’abord et avant tout aux événements de la vie quotidienne. La correspondance de Poincaré – tout comme celle de Paul Dislère citée précédemment – n’échappent pas à cette règle non écrite. Il s’agit d’une écriture de l’instant, du quotidien et de l’intime. On est donc bien loin d’une correspondance scientifique. Il est d’ailleurs un trait qui distingue radicalement les lettres de jeunesse de Poincaré du reste de sa correspondance : l’humour.

L’image de Poincaré transmise par la postérité est celle du savant, du penseur, du promoteur de la science pure et de la puissance de l’abstraction. Mais les apparences peuvent être parfois trompeuses : les lettres de jeunesse fourmillent de traits d’humour qui peuvent prendre de multiples formes : blagues de potache, jeux de mots et calembours, rébus, charades, sarcasmes, mises en scène de situation familiales, peinture sociales au vitriol, etc. Le rire poincaréien est un rire cynique, parfois cruel, teinté de critique sociale et d’autodérision. Pour s’en convaincre, on pourra lire avec délectation les multiples descriptions qu’il fait du père de son ami Élie, Jules Rinck, de sa manie des courses, de sa collection de timbres, du discours ampoulé qu’il prononce lors du mariage de son fils (voir la lettre 294 page 329). On pourra aussi suivre ses considérations graphologiques sur sa sœur et sur son cousin Raymond Poincaré (voir la lettre 276 page 292), tenter de comprendre – probablement sans succès – les multiples jeux de mots qui ponctuent ses lettres en allemand et en anglais dans les années 1875-1876 ou encore résoudre les rébus qu’il envoie régulièrement à sa famille.

Sociabilité et loisirs Nbre Politique Nbre Événements familiaux Nbre
Courses hippiques 10 Crise d’Orient (1875-1878) 5 Décès de Justin Launois 1
Expositions diverses 3 Débats sur le presse 1 Décès d’Eugène Launois 2
Jeux littéraires, rébus 39 Démission de Louis Buffet (1876) 1 Décès de S. Gentil 1
Graphologie 6 Élections municipales (1874) 2 Études de Raymond Poincaré 3
Jeux de société 7 Manifestations de la gare Saint Lazare (1874) 2 Mariage d’Adrien Launois 2
Théâtre, opéra 31 Formations politiques de l’Assemblée nationale (1877) 1 Mariage d’Élie Rinck 7
Visites familiales et amicales 198 Général Bazaine (1874) 5 Portrait graphologique d’Aline Poincaré 1
    Légitimisme 1 Portrait graphologique de Raymond Poincaré 2
    Napoléon IV 1 Voyage familial en Suisse 3
Total 294 Total 19 Total 22

Les thèmes de la correspondance de Poincaré (hors études)

À travers la correspondance de jeunesse on sent une grande appétence de Poincaré pour l’écriture. Écrire ces lettres ne relève pas seulement de l’obligation familiale. Il s’agit aussi manifestement d’un rituel, d’un passe-temps et, à en juger par les lettres très travaillées de l’année 1878, d’une sorte d’exercice de style. Le roman qu’il rédige en 1879-1880 est à ce titre très révélateur de cette relation à l’écriture. Il est à cette époque dans une période de transition : tout juste diplômé de l’École des mines, nommé dans sa première résidence d’ingénieur des mines à Vesoul, Poincaré s’ennuie manifestement beaucoup. Il se prépare alors à embrasser une carrière universitaire en terminant son travail de doctorat. À ses heures perdues, il rédige également un roman. Oscillant entre la comédie dramatique et la farce, il met en scène une histoire d’adultère dans une petite ville de province entre une dame de la bourgeoisie et un sous-préfet. Tout dans ce manuscrit de quatre-vingt pages prête à sourire : les personnages portent des noms comiques (M. de la Blanquette, M. Cidoux, M. Robinet de la Sapinière, Flicotin), les quiproquos sont nombreux, le dénouement presque miraculeux et les analyses psychologiques sont fleuries d’aphorismes ou de généralisations morales qu’on ne peut lire qu’au second ou au troisième degré. Les personnages sont veules, lâches et la peinture sociale de la bourgeoisie provinciale d’une grande cruauté.

Rébus de Poincaré pour sa famille (juillet 1878)

On pourrait voir ce roman – et c’est bien ainsi qu’il a été traité par la plupart des biographes qui en ont fait vaguement état – comme une simple parenthèse dans une carrière par ailleurs bien remplie98. Il est pourtant bien plus que cela. En premier lieu, il constitue un document inédit sur les pratiques littéraires des savants99. Il prolonge de plus une pratique d’écriture quotidienne que l’on peut suivre dans sa correspondance d’étudiant ; il nous renseigne donc sur son mode de vie à cette époque, sur la manière dont il organisait son temps entre travail et loisir, et peut-être aussi sur ses ambitions littéraires. Il constitue une fenêtre ouverte sur l’imaginaire littéraire, social, politique et culturel de Poincaré. Dans une toute autre perspective, il nous donne également à voir un trait assez peu étudié par les biographes : le rire poincaréien.

 


 

  1. Source : collection privée, famille Poincaré.

  2. Voir [O. Azzola 2012].

  3. Les chiffres correspondent au nombre de lettres concernées. Une même lettre peut bien-sûr être comptée plusieurs fois.

  4. C’est par exemple le cas de Paul Xardel, qui affirme que Poincaré ne travaillait jamais [P. Xardel 2012].

  5. Voir ainsi la lettre 62, page 81.

  6. [S. Walter 1996].

  7. Poincaré avait ainsi signé à Nancy, en mai 1873, une pétition en faveur de Thiers. Pour plus de détails, voir la lettre 12, page 32.

  8. Dans sa biographie d’Henri Poincaré, Henri Poincaré ou la vocation souveraine [A. Bellivier 1956], André Bellivier citait quelques pages du roman et donnait un vague résumé de son histoire. Il était depuis lors considéré comme perdu, jusqu’à ce qu’il soit retrouvé en 2012 chez les descendants de Poincaré.

  9. Et Poincaré n’est certes pas un cas unique à la fin du 19e siècle, à un moment où la figure séculaire du polygraphe est encore très vivace. On connaît en effet plusieurs exemples de savants qui, en marge de leurs recherches, se sont essayés à l’écriture littéraire. Le cas des poèmes de James Clerk Maxwell, publiés après sa mort, est peut-être l’un des plus connus des historiens des sciences [L. Campbell & W. Garnett 1882]. On pourrait tout autant citer les poésies philosophiques de jeunesse du mathématicien Jules Tannery [J. Tannery 1912] ou l’incursion réussie d’Émile Borel dans le monde intellectuel, politique et littéraire à travers la création de la Revue du mois en 1906. Enfin, il y a l’exemple du mathématicien et homme politique Paul Painlevé, qui fut tenté de quitter le monde des sciences vers la fin des années 1890 : alors en poste à la Faculté des sciences de Lille, il écrivait en 1889 à son ami Pierre Duhem qu’il n’avait jamais connu de période de créativité littéraire aussi féconde – il venait d’écrire de nombreux poèmes ainsi qu’un roman – et qu’il ne se replongeait dans les mathématiques que par devoir, car il fallait bien « justifier la confiance du gouvernement ». En réalité, alors même qu’il préparait un mémoire qui allait lui valoir le Grand Prix des sciences mathématiques de l’Académie des sciences en 1890, il faisait des démarches auprès de ses connaissances littéraires parisiennes pour faire publier ses écrits. Sans succès d’ailleurs. [A.-L. Anizan 2012].